Parce que tout ou presque dans cette décharge à cieux ouverts de 10 452 km² est désormais pourriture(s), tout se mélange. Tout se nivelle. Tout se dilue. Tout suinte. Et tout pue. Entre les ordures qui font les trottoirs, le partage nauséabond et ubuesque du gâteau des appels d'offres pour la gestion des déchets, la (très) sale chienlit lâchée dans les rues, la fange dans laquelle se vautre une immense partie de la classe politique, la saleté morale des bloqueurs d'institutions, ce n'est plus un pays. C'est une porcherie.
Mais sur chaque tas de fumier, aussi tenace, aussi imposant soit-il, il y a toujours l'insensée possibilité d'une rose. Somptueuse. Un rai de lumière. D'espérance. Même si c'est la fange qui les a finalement fédérés, dépassant tous les clivages socioculturels, toutes les appartenances politiques et communautaires, l'union nationale de ces Libanais qui étouffent littéralement reste une des choses les plus fascinantes de ces dernières années. Oubliant leur méfiance endémique de la rue, galvanisés par l'urgence de ce faire-ensemble ressuscité par la pestilence des déchets ménagers cramant au soleil et privés depuis longtemps du choix des urnes, ces Libanais ont investi le bitume pour demander à la seule institution encore plus ou moins sur pied de mettre un terme à la gestion atrocement scandaleuse des ordures ménagères. Rien de plus, rien de moins.
Ils l'ont investi simplement, fièrement, courageusement. Mais naïvement aussi, tellement concentrés sur leur ouvrage, magnifiques petits maçons, une rose blanche à la main pour les forces de l'ordre, qu'ils ont oublié que dans cette porcherie, tout se dévoie, tout se souille, tout s'infiltre, tout suinte et tout pue. Même la plus belle des intentions. Qu'ils ont oublié ces autres, aussi libanais qu'eux, mais qui se moquent bien des ordures, affamés de chaos, de KO, uniquement pressés de défoncer le système et le régime à la fois. Qu'ils ont oublié ces autres, aussi libanais qu'eux, à l'initiative de Vous puez ! , et qui n'ont pas nécessairement des intentions aussi blanches, aussi pures qu'eux. Qu'ils ont oublié ces autres, aussi libanais qu'eux, mais qui n'ont aucun état d'âme, criminels forcenés, à lâcher leurs meutes, leurs Huns, leurs chiens, toutes communautés confondues, pour détruire, tout saccager, à commencer par le rêve d'un peuple : obliger enfin, pacifiquement, tranquillement, démocratiquement, le gouvernement à faire ce pour quoi il est (grassement) payé. Qu'ils ont oublié que non seulement Tammam Salam est l'un d'eux, mais qu'il reste, aujourd'hui, le dernier rempart.
Il y a deux mois, dans un pays obsédé par le bonheur de celles et ceux qui l'ont fait, s'est construit quelque chose d'inouï et de fondamental. L'histoire est sublime – un crève-cœur pour tous les citoyens de troisième zone aux quatre coins de la planète. Cela se passe aux Pays-Bas. La justice néerlandaise a condamné le gouvernement néerlandais à réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays de 25 % par rapport à 1990, d'ici à 2020. C'est un tribunal de La Haye qui a donné raison à la demande de neuf cents citoyens qui avaient porté plainte avec l'aide d'une ONG contre leur gouvernement pour combattre le réchauffement climatique.
Entre une porcherie et un palace cinq étoiles, il doit bien y avoir un stade intermédiaire, un juste milieu. En réalité, cela existe depuis des siècles. Cela a même un nom, finalement très commun. Cela s'appelle un pays.
Un quoi ?
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Mais sur chaque tas de fumier, aussi tenace, aussi imposant soit-il, il y a toujours l'insensée possibilité d'une rose. Somptueuse. Un rai de lumière. D'espérance. Même si c'est la fange qui les a finalement fédérés, dépassant tous les clivages socioculturels, toutes les appartenances politiques...
"Cela s'appelle un pays. Un quoi ?" ! Oui, OK, mais ceci ne s'applique pas ici ! Des multiples Sous-nations en négation ne forment pas une Nation.
15 h 24, le 25 août 2015