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Quelqu’un des tiens


Damas, février 2011, un mois avant l’ouverture de l’enfer. Dans sa boutique du Souk el-Hamidiyé, M. Stéphan, tisserand, dit qu’il possède une vingtaine de métiers Jacquard du début du XIXe siècle. Cela signifie qu’il emploie aussi un nombre conséquent d’artisans qualifiés pour les manipuler et assurer une production irréprochable de ces tissus de soie animés de motifs complexes. Le nombre d’heures que nécessite la confection de quelques centimètres de textile est vertigineux. La posture, les gestes, la répétition que cela exige sont proches de la torture. Qui sait ce que la guerre syrienne a emporté ou déporté de tous les trésors de savoir-faire, certains uniques au monde, que préservait le pays ? À nous la créativité, le sens du contemporain et la prise de risque qui l’accompagne. À eux l’ingéniosité, l’exploration des possibilités, la concrétisation. Le Libanais est un rêveur, le Syrien un faiseur. Au-delà des clichés, et du clivant « eux et nous », combien possédons-nous, par exemple, de métiers Jacquard d’origine ? Une poignée, en comptant large. Nous jetons l’ancien, ils réparent et conservent. Nous autres, Libanais, sommes des impatients et des réactifs. Difficile de développer sous nos cieux des métiers qui exigent « longueur de temps », tels que l’artisanat ou l’agriculture, en ne comptant que sur nous-mêmes. Ici, on est dans l’instant, dans l’urgence, l’idée qui fuse et cherche aussitôt à prendre corps. Sa chance est l’artisan syrien qu’on retrouve aujourd’hui chez les grands couturiers, les joailliers, les ferronniers, les menuisiers, mais aussi dans les vignobles et les champs de pommes de terre de la Békaa et d’ailleurs.

Depuis 2011, fuyant la guerre et la pauvreté qu’elle engendre, les Syriens n’ont pas arrêté de franchir nos poreuses frontières en flux continu, attirés par les aides onusiennes et la perspective d’une relative sécurité. Si notre situation économique l’avait permis, ils auraient été régularisés. Ils auraient contribué à la prospérité de ce pays comme ils l’ont fait lors de la reconstruction, fournissant le gros de la main-d’œuvre du bâtiment. Mais la pauvreté est difficile à partager. Combien d’entre eux n’ont pas été tentés de rejoindre l’Europe par Chypre ou la Libye à bord d’embarcations précaires ? Combien sont la proie facile des passeurs de tout poil ? Le Liban est loin d’être leur eldorado. Le Liban est leur cul-de-sac. « Pays de transit », a écrit l’ONU. Peut-être même pour ses propres habitants. À l’évidence, dans un pays où personne ne vous connaît ni reconnaît, l’argent est nécessaire non seulement pour vivre, mais pour partir. De même, quand on n’a ni nom ni visage, le crime est plus facile. Il y a eu trop d’incidents ces derniers temps. Braquages, vols de véhicule, et surtout assassinats en règle. Par ailleurs, sur les réseaux sociaux, se partagent de nombreuses images montrant les ceintures de déchets qui entourent les camps de réfugiés. Comment accueillir un aussi grand nombre avec aussi peu d’infrastructures ? Le problème des ordures est loin d’être réglé, et les crises qui y sont liées sont toujours d’actualité. Encore une fois, la pauvreté ne se partage pas.

Alors, bien sûr, la frustration est légitime du côté libanais. « L’œil est rouge », comme on dit sous nos cieux. La colère, latente, explose à l’occasion et les discours de haine sont légion. Le souvenir des bombardements et des humiliations infligées aux Libanais sur les innombrables barrages de l’armée syrienne qui était, pendant la guerre, une véritable armée d’occupation sont encore vifs. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère, ou quelqu’un des tiens. Qu’il soit ou non coupable, le Syrien est devenu le bouc émissaire de choix, la main noire idéale pour passer à l’acte impunément. Au lendemain de l’assassinat de Pascal Sleiman, on a vu des brutes s’acharner sur de malheureux réfugiés qui n’avaient rien demandé. Que jamais ne vienne le moment où ces punitions inhumaines et injustes se transformeront en curées.

Damas, février 2011, un mois avant l’ouverture de l’enfer. Dans sa boutique du Souk el-Hamidiyé, M. Stéphan, tisserand, dit qu’il possède une vingtaine de métiers Jacquard du début du XIXe siècle. Cela signifie qu’il emploie aussi un nombre conséquent d’artisans qualifiés pour les manipuler et assurer une production irréprochable de ces tissus de soie animés de motifs...

commentaires (4)

Je me souviens quand je suis venue au Liban 1991 j’étais avec mon amie dans le taxi et un soldat syrien qui arrête le taxi pour voir qui nous étions alors le monsieur du taxi nous a dit de ne pas parler l’arabe , moi j’étais étonnée nous avons rien dit , il nous a laissé partir.

Eleni Caridopoulou

13 h 08, le 18 avril 2024

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Commentaires (4)

  • Je me souviens quand je suis venue au Liban 1991 j’étais avec mon amie dans le taxi et un soldat syrien qui arrête le taxi pour voir qui nous étions alors le monsieur du taxi nous a dit de ne pas parler l’arabe , moi j’étais étonnée nous avons rien dit , il nous a laissé partir.

    Eleni Caridopoulou

    13 h 08, le 18 avril 2024

  • ""À NOUS LA CRÉATIVITÉ, LE SENS DU CONTEMPORAIN ET LA PRISE DE RISQUE QUI L’ACCOMPAGNE. À EUX L’INGÉNIOSITÉ, L’EXPLORATION DES POSSIBILITÉS, LA CONCRÉTISATION. LE LIBANAIS EST UN RÊVEUR, LE SYRIEN UN FAISEUR"". Nous sommes donc complémentaires ?

    Nabil

    11 h 42, le 18 avril 2024

  • J’ai appris en famille,à l’école,comme au travail, à l’école de la vie, qu’on s’en prend toujours à de plus faible que soi. Chez nous, regarder les Syriens d’en haut, ce n’est sûrement pour les aider à se lever. C’est un exutoire de taper sur nos voisins et "visiteurs provisoires", sauf quand ils sont serviables à merci, des mains d’œuvres bon marché. Echappe au lynchage le locataire syrien mieux offrant.Voilà l’exemple parfait de la double peine, fuir son pays pour échapper à leurs tortionnaires, ils subissent les coups, certes condamnables, d’une population exsangue par une crise économique.

    Nabil

    11 h 31, le 18 avril 2024

  • Belle leçon d'humanisme...

    otayek rene

    09 h 22, le 18 avril 2024

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