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Liban - Samir Kassir, dix ans déjà

Beyrouth n’oublie pas le chevalier du printemps

L'œil acerbe de la révolution du Cèdre, Samir Kassir a marqué à jamais de ses écrits, mais aussi de ses pas, la capitale Beyrouth.

La statue de Samir Kassir, près de l’immeuble An-Nahar au centre-ville.

Beyrouth n'appartient pas qu'aux vivants. Dans le brouhaha de la ville et des citadins affairés à leurs occupations quotidiennes en pleine journée, il est possible, le temps d'une pause contemplative, de frôler la présence d'esprits qui n'ont, malgré la mort, jamais quitté la Cité. Il ne s'agit nullement de phénomène en rapport avec le spiritisme, loin de là, ni même en rapport avec la vingtaine de cimetières de la capitale. Mais il est des âmes qui ont tellement aimé certains lieux, qu'elles ne peuvent qu'y revenir pour les garder. Et Samir Kassir adorait follement Beyrouth.
La présence dans la capitale du journaliste assassiné en ce funeste 2 juin 2005, année de tous les remous, n'est pas en tout cas palpable que dans l'abstrait. Elle se manifeste, aujourd'hui, de manière très concrète dans plus d'un coin et recoin de Beyrouth. Aux abords du centre-ville, Samir Kassir est bien là. Sa statue imposante, sur la place qui porte son nom, fait de lui un éternel ange gardien de cette ville qu'il a particulièrement chérie, lui qui disait que « tout commence à Beyrouth pour s'étendre à toute la région ».
Sur son banc de marbre poli, ses phrases, elles, sont gravées comme dans la pierre dans les esprits. « Beyrouth extravertie dans sa prospérité, la ville est encore dans sa ruine », « l'impuissance à être ce qu'on pense devoir être », ou encore « l'universalité est aussi d'accepter l'autre même si l'autre ne nous accepte pas ». Une phrase qui prend tout son sens quand on découvre que l'humaniste et l'historien avait même décidé un jour de défendre ses persécuteurs de l'appareil sécuritaire libano-syrien, comme le général Jamil Sayyed, qui lui avait rendu ses dernières années si dures à coups de menaces au téléphone et de traques permanentes, résultat naturel de ses écrits contre la mainmise de la tutelle.
Près du bassin d'eau au clapotis paisible, à l'ombre d'un vieil arbre, Samir Kassir semble sourire. Il est entouré par tout ce qu'il a toujours aimé : l'immeuble de son journal, an-Nahar, les jeunes (rue d'Uruguay) et la place des Martyrs. Là-bas, il avait été l'un des premiers à participer au soulèvement populaire de 2005, le baptisant « intifada de l'Indépendance », en fidèle défenseur de la cause palestinienne et de son « intifada » de 1987. Là-bas aussi, il avait un jour haussé le ton pour défendre le peuple syrien, refusant tout racisme et toute confusion entre les ouvriers, les intellectuels et le régime.

Son bureau intouché d'« an-Nahar »
Au cinquième étage de l'immeuble du quotidien an-Nahar, pas trop loin du bureau de son ami dans le martyre Gebran Tuéni, le bureau de Samir Kassir, qu'il a occupé entre 2001 et 2005, semble n'avoir jamais été visité depuis son assassinat. Rien n'y a été touché et tout semble attendre son retour. L'atmosphère est funeste malgré une vue imprenable sur la capitale, les voitures et les ruines de Beyrouth. Dans un cendrier, un mégot froid depuis voilà 10 ans. Pendant au dossier de sa chaise, le drapeau libanais et le foulard rouge et blanc du 14 Mars. Sur son secrétaire, des numéros de téléphone griffonnés à la va-vite apparemment, et une brochure d'offres de voyages.
Dans la bibliothèque du bureau de Samir Kassir, ses ouvrages poussiéreux coudoient ceux de Ghassan Tuéni, de Joseph Élias et de Henry Kissinger. Il est question de Palestine, d'Irak, mais surtout de Beyrouth, dans un livre intitulé Une guerre pour les autres, coincé entre une casquette portant le logo de la révolution du Cèdre, et des examens médicaux...

L'universitaire engagé
En s'éloignant un peu du centre-ville, derrière la rue Monnot, le campus de l'Université Saint-Joseph de la rue Huvelin révèle une autre page de la vie de Samir Kassir, l'universitaire. Dans le couloir des classes de sciences politiques, un simple portrait de lui rappelle qu'il était professeur à la faculté de droit et de sciences politiques, puis à l'Institut de sciences politiques, jusqu'en 2005. Un autre, en noir et blanc, est accroché dans la salle des professeurs, sur la liste des instituteurs du campus disparus.
C'est là, à Huvelin, que le « professeur révolutionnaire », comme le décrivaient ses élèves, avait formé plus d'un intellectuel, lui le « démocrate de gauche » qui n'avait jamais cherché à imposer ses points de vue. C'est là encore, comme le rapporte un ancien étudiant de la faculté de droit, Amine Assouad, qu'il avait mobilisé les dirigeants de l'opposition à lever le blocus qu'avaient instauré les forces de l'ordre autour du campus, après les violents affrontements au portail de l'université, le 10 mars 2004. Là encore qu'il s'était fait, parmi ses élèves, de véritables amis, qui l'avaient soutenu en signant sa pétition réclamant sa liberté d'aller et venir, le respect de sa liberté d'expression, la cessation des poursuites, et la restitution de son passeport confisqué par la Sûreté générale. À Huvelin, il s'était confié à ses étudiants, leur racontant qu'il craignait pour sa vie la veille de son assassinat.
En s'éloignant de l'USJ, vers la place Sassine, le passage à la terrasse du Chase est incontournable. Samir Kassir, qui y passait de longues heures et parfois de longues journées à écrire, y est toujours vivant dans l'esprit de nombreux membres du staff, qui se souviennent bien de l'époque où ce restaurant était un lieu de rencontre pour les intellectuels qui préparaient l'intifada. « Il demandait toujours un espresso et un verre d'eau et s'asseyait pour écrire, ou parfois discuter avec Élias Khoury, raconte Robert, serveur au Chase depuis 23 ans. Un jour avant sa mort, il était assis à la table 62. C'est comme si c'était hier... »

Une pensée qui fleurit
« Je voudrais dire à ton assassin que le jour est proche, qu'il ne réussira jamais à tuer la liberté et la parole, sinon en nous tuant tous. Car les mots fabriqueront leurs nouveaux auteurs, la vie fleurira dans les champs, les cimetières se transformeront en portails pour la liberté. » Par ces mots, Élias Khoury rendait hommage à son compagnon de toujours, Samir Kassir, avec qui il passait de longues heures au Chase. C'est à quelques mètres loin du restaurant, vers l'ABC, près du supermarché d'Achrafieh qu'il sera lâchement assassiné en ce 2 juin 2005, à l'aide d'explosifs plantés sous le siège de son Alfa Romeo. Une plaque commémorative, à peine repérable, bien protégée à l'ombre d'un olivier planté dans un sol pour toujours ensanglanté, stigmatise à jamais l'endroit : « C'est là qu'est tombé en martyr Samir Kassir, pour que Beyrouth soit le printemps des Arabes. »
Alors que le jour tombe, c'est vers Sioufi, à quelques kilomètres, que le « circuit Samir Kassir » prend fin. À l'immeuble Saghiyé, la fondation portant son nom a depuis 2005 lancé ses activités. Elle se veut porteuse des valeurs du martyr à travers sa défense de la liberté de la presse et des journalistes, et en faisant de Beyrouth une cité vivante, comme il l'aimait. C'est dire que Samir Kassir n'est jamais vraiment mort. Les lieux en témoignent, et les personnes aussi. Il est vivant et le restera dans la mémoire collective. En libre esprit, comme il a toujours été, il veille sur Beyrouth, et « Beyrouth, le printemps inachevé », saura un jour fleurir.

 

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