« L'espace public est l'une de nos priorités », a déclaré Nadim Abou Rizk, vice-président du conseil municipal de la ville de Beyrouth, lors de la table ronde dirigée par Karine Dana, à Ashkal Alwan. Dans ce contexte, il a exposé les différents projets qui seront prochainement lancés, notamment l'implantation d'un jardin botanique de 20 000 m², à l'intérieur du bois des Pins. L'expertise pour réaliser le programme sera fournie par un conseil scientifique composé de spécialistes de la ville de Genève, de l'Université américaine de Beyrouth et de l'Université Saint-Joseph.
La cité du cheval est également le point de mire de la municipalité, qui annonce la reconversion de ses 210 000 m² en un gigaparc comprenant un hippodrome moderne, une école équestre, un club de golf, et où des activités écologiques et des restaurants sont prévus. Le schéma directeur du projet a été réalisé par le bureau de la région Île-de-France et la municipalité a récemment pris la décision de confier l'élaboration des études de génie et de faisabilité économique à une société d'ingénierie beyrouthine.
En attendant, le bois des Pins, poumon vert de Beyrouth, est toujours fermé au public. Son reboisement et les aménagements paysagers et d'infrastructures sont pourtant achevés depuis 2002. Ils avaient été entrepris par la municipalité, avec la contribution de la région Île-de-France et d'une équipe d'architectes et paysagistes français et libanais, dont Jacques Sgard, France Trébucq, Ivy Papadakis, Jean-Claude Hardy, Pierre Neema et Frédéric François, relève Raëd Abillama. Il souligne que le problème, d'ordre financier, est lié à « la fourniture d'équipements, aux installations anti-incendie, au manque de ressources humaines pour la gestion, l'administration et l'entretien des lieux ». Mettant l'accent sur la pollution atmosphérique qui menace la santé publique, il signale que l'étude menée en 2008 par l'AFDC en collaboration avec l'AUB avait révélé une concentration de particules fines présentes dans l'air (PM 2,5) dépassant les normes internationales et pouvant provoquer des infections des voies respiratoires, voire des cancers du poumon. « Planter des arbres, développer et réhabiliter les parcs publics existant à Beyrouth est une priorité », a-t-il affirmé.
Liaison douce...
Habib Debs, architecte urbaniste concepteur du projet Liaison douce, a tenu à préciser que l'espace public du sociologue n'est pas celui de l'architecte, pas plus que celui défini par son statut juridique. Les espaces publics étant le produit collectif de ceux qui les investissent de leurs pratiques, ils sont produits ou disparaissent cycliquement. Il y a peu de temps, Mar Mikhaël a donné lieu à un espace public à l'échelle de la ville, la rue Maarad a été désertée et Hamra a fait l'objet d'une renaissance flamboyante.
S'appuyant ensuite sur deux images, dont une toile de Simone Baltaxé représentant le bois des Pins d'avant-guerre accueillant une foule populaire et festive lors du ramadan, et une autre promouvant le projet municipal actuel, Habib Debs fait observer que « la confrontation de ces imaginaires donne lieu à une double paranoïa : d'une part, en maintenant la fermeture du bois, la municipalité de Beyrouth est perçue comme pratiquant l'ostracisme envers une population de banlieue pauvre en besoin d'espaces récréatifs, alors que cette même population est perçue par la municipalité comme incapable de fréquenter cet espace public sans se livrer au vandalisme, s'inscrivant bien entendu dans le sillage des clivages politiques contemporains ».
« Cette situation, ajoute Habib Debs, représente évidemment un écueil majeur auquel nous sommes confrontés dans la conceptualisation du projet de la Liaison douce, coulée verte devant relier le centre-ville au bois des Pins, traversant la ville en articulant rues et placettes, lieux de mémoire et institutions culturelles, quartiers résidentiels ou commerciaux où viendront s'insérer une végétation généreuse, des itinéraires piétonniers et cyclistes ainsi que des espaces récréatifs au niveau des différents quartiers traversés. En travaillant en concertation avec la population des différents quartiers, ce projet présente pour la municipalité l'opportunité de fédérer des visions différentes dans ses composantes consécutives », a souligné Habib Debs.
Le pastiche de Saifi Village...
Rencontre aussi au Beirut Art Center où « Saifi Village, un lieu à part ? » a fait l'objet d'une table ronde animée par Caecilia Pieri, responsable de l'Observatoire urbain du Proche-Orient à l'Ifpo. À cette occasion, l'auteur du premier schéma directeur de Saïfi, l'architecte-urbaniste Habib Debs, a rappelé qu'au départ, ce quartier était la seule partie du centre-ville qui était restée habitée durant la guerre, notamment par des artisans-menuisiers ; et que d'autre part, il comprenait un ensemble de quarante bâtiments historiques à réhabiliter.
« Le schéma directeur que nous avons proposé préconisait de reconstruire les immeubles détruits dans un style contemporain simple, de manière à mettre l'accent sur les bâtiments historiques, tout en respectant les gabarits, les hauteurs des bâtiments, l'échelle des ouvertures, de manière à préserver l'échelle et le caractère du quartier. » Quant à l'espace public, l'emprise de la chaussée et l'accès des voitures a été limité pour favoriser la circulation piétonne et permettre de développer une vie de quartier. Finalement, on a opté pour « un modèle mixte, pastiche moderne, pour mettre en valeur le patrimoine rénové ». Il était également préconisé que les différentes parcelles seraient bâties par différents architectes pour éviter l'uniformité. Alors que ce schéma était mis en place, la société Solidere confiait le projet au Français François Spoerri, auteur de Port Grimaud, cité lacustre privée implantée au cœur du golfe de Saint-Tropez. L'architecte de l'agence Spoerri chargé de dessiner les bâtiments a imprimé sa propre vision de l'Orient au quartier, comme l'avaient fait les architectes français du Mandat dans le secteur Foch-Allenby. Cependant, le langage architectural traditionnel a subi différentes entorses : alors que dans l'architecture traditionnelle libanaise les trois arcades correspondaient au hall central, elles se retrouvaient ici divisées entre différentes pièces. « C'était très choquant pour les architectes, mais les gens en ont raffolé et les appartements se sont vendus très vite. » Quant au problème de la surdensité autorisée par le règlement de la reconstruction, il a été résolu grâce au transfert de constructibilité permis par le règlement de Solidere, puisqu'une partie importante de ce qui devait être construit a été transféré vers des secteurs neufs aptes à absorber cette densité, permettant de préserver l'enveloppe générale de Saïfi, a dit Habib Debs.
Les vigiles ? Anti-éthique avec la notion de village
« L'îlot était un projet pilote et il était naturel que des erreurs soient commises », a fait observer Amira Solh, chef de projet au département de la planification à Solidere depuis 2002. Toutefois, dit-elle, les aménagements urbains et l'infrastructure ont été soignés. Et le quartier revendique une « originalité urbaine » en associant résidences et activité commerciale. Même si celle-ci s'est essoufflée dans les années 2005-2006 à cause des manifestations et des sit-in, Saifi Village et son quartier des arts qui regroupe galeries et designers « bénéficient aujourd'hui d'une nouvelle dynamique et d'une notoriété tant commerciale que résidentielle ». Les nombreuses animations programmées ont fait des lieux « un espace actif », a-t-elle relevé. En ajoutant que « Saifi Village n'est pas une communauté fermée », elle a soulevé chez le public un déluge de commentaires et de questions : la présence des vigiles (comme partout dans le centre-ville) est-elle « contre l'éthique de la notion de quartier ? ». Ou encore, « pourquoi le complexe est enclavé, coupé de son environnement par de grands axes routiers ? ». « Le centre d'une ville est forcément une mosaïque de pauvres et de riches ; un lieu de rencontre et de mixité. »
« Mais il l'est, rétorque Amira Solh, signalant que la rue Uruguay et la place Samir Kassir sont des espaces d'échange par excellence. A-t-on besoin d'organiser l'animation d'une ville ou est-ce la ville qui s'anime d'elle-même ? Comment peut-on parler d'un quartier ou d'un village quand il n'y a pas de marchands de légumes, pas d'endroit pour acheter des cigarettes ou un journal ? » « Dénigrer le travail de Solidere serait une erreur. Le confirmer l'est aussi. La société immobilière a joué son rôle et c'était nécessaire. Mais le problème est qu'on a voulu trop aseptiser la ville. »
Vingt-cinq ans après, on continue à rêver le centre-ville.