Il (légitimité)

Il est certes tentant de qualifier hâtivement l'intervention saoudienne au Yémen de guerre sunnito-chiite, surtout vu le caractère quasi sunnite de la coalition mise en place par le royaume. Mais ça serait bien trop simplifier la donne. Les houthis, effectivement de descendance chiite, sont en réalité plus proches théologiquement des sunnites que de leurs confrères duodécimains de l'autre bord du détroit d'Ormuz. Ainsi, les houthis de confession zaïdite ne croient ni au concept de l'occultation (ghayba) du mehdi ni en l'infaillibilité des imams après Hussein, deux dogmes centraux au courant chiite dominant, de l'Iran au Liban en passant par l'Irak.
Plutôt, le conflit fratricide au Yémen est avant tout un conflit politique. Loin d'être un soulèvement récent, le groupe Ansarallah commençait déjà à se former en 2004 en réaction à l'aliénation et la marginalisation de la minorité houthie depuis la réunification du Yémen en 1990. Aujourd'hui, c'est bien l'Iran qui apporte un support financier et logistique au groupe Ansarallah. Mais l'action iranienne est principalement motivée par le souci d'avancer ses pions sur un échiquier politique moyen-oriental devenu des plus complexes depuis la reprise des négociations nucléaires avec l'Occident. Les Iraniens sont bien trop conscients de l'effet qu'a toute ingérence iranienne dans le Golfe sur les dirigeants wahhabites, surtout aux frontières saoudiennes. Et du fait qu'une Arabie saoudite irritée conduit inexorablement à une nervosité américaine aiguë.
Les Saoudiens, pour leur part, étaient autant surpris par l'avancée rebelle éclair au Yémen que par celle du groupe État islamique en Irak. Leur coalition montée à l'assaut du Yémen n'est donc pas dirigée spécifiquement contre une expansion chiite dans la région, bien que le fait d'endiguer les efforts de leur plus grand rival politique en soit un effet secondaire bienvenu. Plutôt cette belligérance saoudienne a pour objectif de neutraliser le pire cauchemar de tout régime autoritaire : le succès d'un renversement populaire d'un régime voisin ami. C'est à cette même fin que l'Arabie saoudite mena l'opposition au régime démocratiquement élu de Mohammad Morsi en Égypte. Et qu'en 1962 l'Arabie saoudite appuya même les houthis militairement lorsque ceux-ci défendaient un régime yéménite royaliste contre des rebelles d'aspiration républicaine.
L'Arabie saoudite mène donc au Yémen une bataille qui en est d'abord une pour sa légitimité et le maintien de sa position d'influence au Moyen-Orient. Tenu en tenaille entre un califat et un imamat à portée supranationale, le royaume wahhabite risque effectivement la décrépitude au sein du monde arabo-musulman. D'une part, une révolution populaire réussie dans un pays voisin suffirait pour asséner un coup de grâce au royaume une fois les frontières transcendées par l'enthousiasme révolutionnaire. Et pour cause : la jeunesse saoudienne est déjà bien trop agitée par une économie en berne, dépendant des cours de pétrole. D'autre part, l'objectif ultime expansionniste du groupe État islamique ne vise autre que le Hijaz et ses lieux saints de La Mecque et Médine. Assurément, Abu Bakr el-Baghdadi ne rêve que de restituer les lieux saints de l'islam aux descendants du prophète dont il se réclame, et dont les Saoudiens chassèrent le dernier représentant en 1932 lorsqu'ils fondèrent leur royaume.