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Nos Lecteurs ont la Parole - Bahjat RIZK

13 avril 2015, 40 ans de solitude

Nous revoilà le 13 avril, jour pour jour, quarante années après. Toujours presque au même endroit, au propre comme au figuré. À part que deux générations sont déjà passées. Et tous ces morts d'hier comme d'aujourd'hui, qui continuent à hanter nos consciences meurtries. Il y a des jours où c'est franchement insupportable, avec tous ces hurlements rentrés, au-dedans de nous-mêmes. Nous nous déchirons de l'intérieur, mais rien n'apparaît au dehors : parce qu'elles sont inavouables, les guerres civiles sont sans mémoire, sans visage et sans voix.
Je sais maintenant, 40 ans après, que les guerres culturelles ne sont pas uniquement les nôtres, elles envahissent toute la planète. Elles sont anthropologiques, ont existé de tout temps et se poursuivront jusqu'à la fin des temps. Il faut juste apprendre à les prévenir et à les gérer, pour éviter des cortèges funèbres interminables, des sacrifices inutiles.
Nos cultures nous structurent, mais également, nous dressent les uns contre les autres. Nous avons besoin de nos religions, de nos langues, de nos races et de nos mœurs (paramètres d'Hérodote), pour nous construire dans la diversité, mais trop de différences menacent notre unité et font éclater notre cohésion sociale. L'identité est un processus dynamique continu d'identification, que nous devons au mieux négocier, pour notre survie, par pertes et profits. Nous avons besoin d'avoir plus de raisons de rester ensemble que de nous séparer.
Pleurer tout mon soûl ce 13 avril, quarante ans après comme au premier jour. Et dire que nous n'avons pas enterré décemment nos morts car ils n'ont pas pu se mélanger, à la même terre, n'ayant pas pu vivre pacifiquement sur le même sol.
Pleure ô pays bien-aimé. Pleure terre bien-aimée, pour toutes nos guerres culturelles, que tu as portées, depuis cinq mille ans d'histoire humaine commune, qui t'ont souillée et fécondée.
Le 13 avril, où que je sois, je suis à Beyrouth, un dimanche d'un printemps naissant, au moment où la vie collective des Libanais a tragiquement et définitivement basculé. Au moment où le corps social a éclaté, s'est effrité, s'est démembré.
J'ai traversé toutes ces années dans l'obscurité, comme un aveugle brûlé et sans paupières, qui ne parvient plus à fermer les yeux.
Le 13 avril 1975, dans le dernier quart du siècle dernier, le temps s'est figé ou s'est désarticulé. Le cadran de nos vies a perdu ses aiguilles et nous répétons en vain les mêmes gestes depuis quatre décennies. Nos corps se sont flétris et nos visages se sont ridés, mais ce ne sont que des enveloppes extérieures, car l'intérieur de nous-mêmes s'est glacé et s'est vidé de son sang.
Et puis il y a ce brouhaha infernal et cette cacophonie tonitruante, qui nous empêchent de nous entendre. Comment débattre si nous ne savons pas qui nous sommes.
Tout commence par l'identité qui nous définit tant à l'échelle d'un individu qu'à celle d'un peuple. Mais y a-t-il un seul peuple libanais, lié par une même culture et un même destin ?
Hier je sortais à peine de l'enfance et me voilà sans m'en apercevoir, quarante ans après, planté au bord du chemin. Est-ce pour cela que j'ai choisi inconsciemment de ne pas avoir d'enfant moi-même ? Ma silhouette s'est épaissie, mon dos commence à se voûter, mes traits lentement à s'affaisser. J'ai parfois la sensation de m'alourdir, du poids de l'histoire collective, et d'être dépossédé de mon histoire individuelle.
Et puis toutes ces dates qui se bousculent dans ma tête : à partir du 13 avril, des dates se succèdent, à une cadence rapide et effrénée, comme si le calendrier s'effeuillait en un clin d'œil, se transformait soudain en un amas de feuilles mortes. Avec en arrière-fond la musique harcelante et rythmée d'une émission à succès de l'époque qui reflétait la joie de vivre, intitulée La famille 75, dont on dit que les heureux gagnants ont pratiquement tous péri dans la tourmente.
Depuis 40 ans, je vis l'absence et scrute, pétrifié, le ciel comme une malédiction qui n'a plus de frontières.

Nous revoilà le 13 avril, jour pour jour, quarante années après. Toujours presque au même endroit, au propre comme au figuré. À part que deux générations sont déjà passées. Et tous ces morts d'hier comme d'aujourd'hui, qui continuent à hanter nos consciences meurtries. Il y a des jours où c'est franchement insupportable, avec tous ces hurlements rentrés, au-dedans de nous-mêmes....

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