Le père du sergent tué par « l'État islamique » Ali Sayyed a donné une leçon de nationalisme et de dévouement à la patrie aux responsables libanais. Avec une immense dignité, il a exprimé le souhait que la mort horrible de son fils puisse aboutir à la libération des autres militaires entre les mains des organisations terroristes Daech et al-Nosra, selon les classifications de l'Onu. Pour que ce fils ne soit pas mort pour rien et pour que ce père n'ait pas perdu pour rien son fils, il serait bon que le gouvernement se ressaisisse et agisse en autorité respectable et responsable. Hélas, rien n'indique encore que c'est le cas. Le cafouillage reste l'élément qui ressort de l'attitude du gouvernement qui, sous le couvert d'agir dans la plus grande discrétion, cache mal son absence de stratégie pour obtenir la libération des militaires otages et surtout l'absence d'une approche unifiée dans cette affaire.
Sous la pression des familles des militaires enlevés, le gouvernement avait sérieusement songé à procéder à un échange de prisonniers dans un premier temps. La réunion sécuritaire qui s'était tenue au Sérail en présence du président du Conseil supérieur de la magistrature Jean Fahd avait été consacrée en partie à l'examen des possibilités de relâcher des détenus islamistes en contrepartie de la remise en liberté des militaires enlevés. En somme, les responsables avaient envisagé de relâcher ceux qui étaient accusés d'avoir participé aux attentats à la voiture piégée qui avaient secoué le Liban et ceux qui avaient en quelque sorte contribué à tuer les civils et les militaires libanais en contrepartie de la remise en liberté des militaires. Une absurdité totale qui aurait ôté le peu de prestige qui reste encore à l'État libanais. Après une telle opération, aucun militaire n'osera plus arrêter un homme armé à un barrage. De plus, il y a beaucoup de positions de l'armée autour de Ersal, au Akkar, dans la Békaa et sur l'ensemble du territoire. Si l'échange aboutit, chaque soldat dans chaque position deviendrait la cible potentielle d'un enlèvement si un développement quelconque déplaît aux groupes armés et à leurs cellules dormantes. Dans sa volonté d'agir vite et de faire taire les familles des militaires enlevés, le gouvernement n'a pas pris en considération toutes ces données ni leurs conséquences sur le moral des soldats. La seule objection est venue du président du CSM qui a expliqué qu'il est impossible de relâcher du jour au lendemain les détenus. Il y a des procédures à respecter et elles peuvent être longues. Sans oublier le fait que les détenus islamistes ne sont pas les seuls à rester en prison sans procès. L'ancien ministre Michel Samaha est aussi emprisonné depuis deux ans et un mois et son dossier semble relégué aux oubliettes. Beaucoup d'autres personnes, moins connues, sont aussi dans ce cas. Dans ce cas, comment relâcher les islamistes et laisser les autres ? Et si toutes les familles des détenus commençaient à protester en même temps ? Le gouvernement est ainsi pris au piège de son propre laxisme mais aussi de celui des gouvernements qui l'ont précédé.
Le général Jamil Sayyed avait suggéré, dans un entretien télévisé, que la solution pourrait être dans l'adoption d'une loi d'amnistie générale, dans le genre de celles de 1991 et de 2005. Mais une telle loi exige d'abord une réunion du Parlement pour la voter, et ensuite la signature du président de la République, ou celle des 24 ministres. Ce qui n'est pas nécessairement facile à obtenir. De son côté, le ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, a laissé entendre que l'affaire des militaires enlevés est liée au dossier des réfugiés syriens au Liban. Ce qui pourrait signifier que l'État libanais pourrait utiliser ces réfugiés, ou plus particulièrement les familles de certains chefs des groupes islamistes, pour faire pression sur ces derniers. La question qui se pose alors est la suivante : un État peut-il utiliser les mêmes procédés que les ravisseurs et utiliser un dossier humanitaire à des fins politiques ? Le débat est ouvert et il risque d'opposer les ministres et les courants politiques qu'ils représentent.
En attendant des solutions dont on ne voit pas comment elles pourraient arriver dans un tel contexte, certains rappellent le dossier des pèlerins de Aazaz enlevés en Syrie puis relâchés plus d'un an plus tard grâce à une médiation turque et qatarie. Mais les proches de Amal et du Hezbollah (les pèlerins étaient tous chiites) rappellent que les deux formations avaient dès les premiers instants suivant l'enlèvement adopté une attitude très ferme pour fermer la voie à toute tentative de chantage. Aujourd'hui, les voix différentes qui se sont élevées au sein du gouvernement ont montré aux ravisseurs qu'ils pouvaient se faufiler et exploiter à leur avantage les dissensions et les divergences entre les ministres. Il est d'ailleurs assez étonnant de voir comment le Front al-Nosra est en train de s'investir dans les dédales de la situation politique interne libanaise et même au sein de la communauté chrétienne en classant les chrétiens entre bons (ceux qui ont condamné le fait de brûler le drapeau de l'EI) et méchants (ceux qui ont couvert cette action). La manœuvre est claire : il s'agit de miser sur les rivalités internes pour affaiblir encore plus le Liban et son État et permettre aux groupes terroristes d'asseoir leur pouvoir au Liban. Daech et al-Nosra cherchent ainsi à utiliser le dossier des militaires pour pousser les chrétiens, les druzes et les sunnites à se soulever contre le Hezbollah et le CPL, exactement comme le fameux Abou Ibrahim et son groupe avaient cherché à utiliser les pèlerins enlevés pour pousser les chiites à se soulever contre le Hezbollah. Le scénario a beau être pratiquement le même, des parties libanaises continuent à ne voir dans ce dossier dramatique qu'un élément de leur lutte contre le Hezbollah... Mais, cette fois, c'est tout le Liban qui risque de payer le prix fort dans son honneur et sa dignité. La solution ? Il n'y a peut-être pas de recette magique, mais le plus efficace reste l'unité interne face aux ravisseurs, la négociation, non l'échange des détenus, et l'utilisation des voies secrètes, comme l'ont fait tous les autres États confrontés à ce genre de situation...
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Que toute personne qui "philosophe" sur le prestige de l'Etat ou les risques a long terme s'imagine avoir son fils ou frere egorge comme le sergent Sayed. La seule priorite est de sauver ces hommes.
17 h 44, le 05 septembre 2014