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Économie - Liban - Enquête - Des villes et la crise

Sans éradication de la misère économique, les violences reprendront à Tripoli

Depuis le début de la guerre en Syrie, comment la crise se fait-elle ressentir sur l'économie des villes libanaises ? Commerces, tourisme, agriculture, industrie, comment ces moteurs ont-ils été affectés ? Dans sa nouvelle rubrique, « Des villes et la crise », « L'Orient-Le Jour » propose tous les mois le portrait économique d'une ville face à la crise syrienne. Cinquième étape : Tripoli, seconde ville du pays.

Une ville comme Tripoli est tellement marginalisée qu’elle compte dans son ensemble seulement 20 % d’habitants appartenant à la classe moyenne.

Dans la banlieue de Tripoli, la misère est omniprésente. Sur les murs criblés de balles comme à Beyrouth après la guerre civile, la misère comme les traces d'obus rappellent la fragilité d'un plan de sécurité qui n'a été adopté que très récemment encore.

Depuis le début de la crise syrienne, la deuxième ville du pays a été le théâtre de 20 épisodes de violences ayant coûté la vie à plus de 150 personnes et causé des centaines de blessés. En avril dernier, l'armée a finalement repris le contrôle total des deux quartiers voisins et ennemis, Jabal Mohsen l'alaouite prorégime de Damas et Bab el-Tebanneh la sunnite prorebelles.

Malgré la trêve et le calme retrouvé, la misère, elle, n'a pas disparu avec la neutralisation des miliciens. Elle demeure partout. En pénétrant à Souk el-Khodra à Bab el-Tebbaneh, elle se lit sur les visages. Le quartier, pourtant autrefois surnommé la « Porte d'or » grâce à la renommée de ce marché aux légumes, constitue le point de rencontre entre marchands et restaurateurs venus de tout le Liban pour s'approvisionner depuis 1921.

Mais aujourd'hui, la misère reste maîtresse des lieux. Dans le regard des jeunes du quartier, elle se mêle à la méfiance, voire à l'hostilité à l'égard des rares inconnus s'introduisant dans « leur » secteur.
« Qui sont-elles ? Que demandent-elles ? » interroge l'un d'entre eux au visage encore très juvénile. « Des journalistes qui ne s'intéressent qu'à l'économie », répond, comme pour le rassurer, celui que nous nommerons Abou Ali, marchand de légumes au souk de père en fils depuis sa création.

« Pendant les combats, il n'y avait plus rien ici, plus aucune activité commerciale, raconte-t-il. Ceux qui le pouvaient allaient écouler leurs marchandises ailleurs, les autres se retrouvaient sans rien. Mais depuis la mise en place du plan de sécurité, les choses ont changé du tout au tout. Nous avons au moins doublé notre activité », ajoute-t-il le sourire aux lèvres.
Selon une source informelle, Souk el-Khodra constituait un véritable business pour les miliciens qui se disputaient le contrôle du célèbre marché pendant les combats.

À la question de savoir s'il s'était vu obligé de donner de l'argent aux miliciens, Abou Ali fronce simplement les sourcils, toujours sous le regard inquisiteur du jeune homme resté à l'écart. Et d'ajouter : « Non, il n'y a pas eu ce type de pratique, mais les autorités ont tout de même préféré délocaliser le souk près du bord de mer, dit-il en insistant sur l'enjeu économique du lieu. Les affaires sont juteuses ici. Un commerçant peut réaliser 5 millions de livres de ventes en une journée, certains jusqu'à 25 millions de livres ! »

C'est également ce que confirme Khaled, grossiste de pommes de terre, situé un peu plus bas dans le souk. « Pendant les violences, je partais écouler ma marchandise dans le Akkar, mais rien ne remplace la notoriété de Souk el-Khodra. »

 

 

 

 

Neuf usines ont fermé depuis le début de la crise syrienne
À Jabal Mohsen, de l'autre côté de la rue de Syrie, l'ancienne ligne de démarcation, neuf usines de textile ont dû mettre la clef sous la porte ces trois dernières années.

Ali Saleh, président du syndicat des usines de confection et directeur d'un établissement de fabrication de vêtements, compte près de 60 jours non travaillés en 2013 à cause des combats. « Mes 45 employés travaillent à la chaîne pour produire 500 pantalons par jour, explique-t-il. Si un seul d'entre eux s'absente, c'est toute la production qui doit être interrompue. »

Pour le directeur de l'usine, à partir de deux jours non travaillés par semaine, il commence à produire à perte. Une seule journée d'arrêt ne lui rapporte aucun bénéfice. Il lui faudrait ainsi environ une année de production pour rattraper les 60 jours non travaillés en 2013.

Le directeur a en outre dû se séparer d'importants clients, comme les distributeurs Auchan ou Casino en France, en raison du retard de livraison suite à la paralysie de son activité pendant les combats.
« Nous avons dû payer de trop lourdes pénalités à cause des délais de livraison que nous n'avons pas pu honorer, explique-t-il. Les pays arabes ont tendance à comprendre notre situation et la paralysie de l'activité économique pendant les combats, mais pas la France. J'ai préféré ne pas prendre le risque d'encourir d'autres pénalités de ce type. »

Pour Ali Selman, promoteur immobilier et homme d'affaires dans le quartier alaouite de Tripoli, la situation sécuritaire depuis le début de la crise syrienne a conduit à un exode des populations les plus aisées de Jabal Mohsen vers Zghorta, Jbeil ou encore Batroun. « Cette tendance est très mauvaise pour les affaires, insiste-t-il. J'ai investi un demi-million de dollars pour créer un club de gym haut de gamme dans le quartier en 2012. À son ouverture, je comptais quelque 300 abonnés, aujourd'hui, ils ne sont plus qu'une quarantaine. »

L'homme d'affaires doit également brader certains appartements situés non loin de la ligne de démarcation. « À l'époque, en 2010, quand j'avais investi dans cet immobilier luxueux, il n'y avait pas de problèmes de sécurité, mais aujourd'hui, je suis obligé de louer un appartement haut de gamme de 250 m2 à 350 dollars. »

Pour le promoteur immobilier qui possède douze appartements à Jabal Mohsen, l'enjeu est de réussir à garder les classes moyennes à supérieures alaouites dans le quartier pour que les affaires reprennent. Depuis la mise en place du plan de sécurité, Ali Selman a pu ouvrir un établissement de restauration rapide. « Le projet avait longtemps été suspendu en raison de la situation, précise-t-il, mais il a pu reprendre.

Cependant, la mise en place du plan de sécurité ne suffit pas. Les investisseurs souhaitent une garantie que la paix demeure à long terme. »
Selon l'homme d'affaires, les banques locales auraient établi « une liste noire » de personnes interdites de prêts résidant dans les quartiers de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbaneh. « Heureusement, je n'ai pas eu besoin de crédits, ajoute-il, mais l'instabilité encourage ce type de pratiques et ralentit le développement de nos quartiers. »

 

Une misère économique bien antérieure à la crise syrienne
Si la crise syrienne a indéniablement polarisé les positions politiques et ravivé les violences entre les deux communautés, le déclin de l'ancienne capitale économique du Nord s'était amorcé il y a bien longtemps déjà.

Adib Nehmé, chercheur à l'Escwa et auteur de l'étude à paraître La pauvreté à Tripoli, explique que la cité a subi les effets d'un exode rural depuis la fin de la guerre civile. « Les populations les plus marginalisées du Nord, notamment le Akkar et Denniyé, ont migré vers le quartier de Bab el-Tebaneh. Les classes moyennes tripolitaines qui le pouvaient ont alors quitté la ville pour s'exiler vers Beyrouth, Jbeil ou Batroun. »

Selon les résultats de l'étude de M. Nehmé, la ville de Tripoli comptait en 2011 57 % de « pauvres ». « Aujourd'hui, ce chiffre a dû bien augmenter, précise-t-il. Dans le quartier de Bab el-Tebbaneh, le taux grimpe à 87 % et à Jabal Mohsen à 68 %. »
« Une ville comme Tripoli est tellement marginalisée qu'elle compte dans son ensemble seulement 20 % d'habitants appartenant à la classe moyenne, poursuit le chercheur, dont 75 % sont confinés entre deux quartiers du "Nouveau Tripoli". »

Toujours selon les mêmes sources, chaque année, 1 000 adolescents sombrent ainsi dans la délinquance dans la capitale du Nord, tandis que les jeunes Tripolitains quittent en moyenne l'école à 13 ans.
« Rien n'a vraiment changé à Tripoli depuis le début de la crise syrienne, conclut le chercheur. Cela faisait bien longtemps qu'il n'existait plus d'industrie, de tourisme, d'économie. »

Une situation que confirme l'industriel Ali Saleh : « Le déclin de l'activité industrielle à Tripoli s'est amorcé dès la fin de la guerre civile. En 1986, les événements liés à la disparition de l'imam Moussa Sadr nous ont fait perdre notre client libyen, ensuite il y a eu la guerre en Irak en 2004 et la guerre de juillet en 2006 ! Depuis cette année-là, nous sommes passés de 70 usines de textile à Tripoli à 30 aujourd'hui. »
« Au lieu de profiter des événements syriens pour récupérer les anciens clients de la Syrie, un pays autrefois connu pour sa production textile, nous avons été entraînés dans cette guerre », regrette-t-il.

D'un côté ou de l'autre de la ligne de démarcation, les analyses se ressemblent et les espoirs de paix durable restent partagés. Une paix durable qui ne sera possible qu'accompagnée d'un réel plan de développement économique pour la ville. « Si l'on ne résout pas les problèmes économiques, les violences reprendront », avertit Adib Nehmé.

Habitants, commerçants, chercheurs, membres de la société civile, les Tripolitains s'accordent à décrire la situation dans leur ville comme « une guerre des riches que subissent les pauvres », où les intérêts des politiciens prévalent au détriment de ceux du peuple.

 

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Dans la banlieue de Tripoli, la misère est omniprésente. Sur les murs criblés de balles comme à Beyrouth après la guerre civile, la misère comme les traces d'obus rappellent la fragilité d'un plan de sécurité qui n'a été adopté que très récemment encore.Depuis le début de la crise syrienne, la deuxième ville du pays a été le théâtre de 20 épisodes de violences ayant coûté...

commentaires (1)

Choquant et scandaleux ce tableau de misère à Tripoli,ou on tue pour survivre . Triste .

Sabbagha Antoine

14 h 28, le 12 juin 2014

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Commentaires (1)

  • Choquant et scandaleux ce tableau de misère à Tripoli,ou on tue pour survivre . Triste .

    Sabbagha Antoine

    14 h 28, le 12 juin 2014

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