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Nos Lecteurs ont la Parole - Louis INGEA

Le Noël d’Amale (conte pour enfants)

Elle se prénommait Amale, mais personne ne pouvait « espérer » grand-chose pour elle.
À sa naissance, et pour cause de malformation congénitale, l'un de ses pieds n'était qu'un moignon dodu dépourvu d'orteils. Pour des parents miséreux vivant dans un coin sordide de la banlieue, il n'était pas facile de songer à remédier à un état de fait que l'on avait subi comme une fatalité.
« Dieu l'a voulue ainsi », se contentait de proclamer son père. La mère, silencieuse par nécessité, étouffait sa douleur quotidienne sous le poids de ses multiples préoccupations domestiques. L'infortune, chez les classes défavorisées, n'est qu'une variété de l'existence. Un peu comme l'air vicié que l'on respire dans ce quartier de La Quarantaine, entre tanneries et gros porteurs fonctionnant au diesel.
Mais comme pour contre-balancer cette injustice de la nature qui flétrissait l'extrémité inférieure de son corps, Amale arborait à l'autre extrémité un minois si suave, un sourire si enchanteur que les gens, à commencer par les voisins, en arrivaient à oublier son infirmité.
Ses parents, très pauvres, habitaient un taudis auquel ils tenaient beaucoup , vu qu'ils l'avaient reçu en héritage d'un oncle mort sans enfants. Aussi, pour toute richesse, le domicile s'enorgueillissait-il d'un poste de télévision acheté au rabais au marché du dimanche.
Notre Amale, ne fréquentant pas encore, à l'âge de sept ans, une école quelconque, s'amusait le plus souvent à regarder défiler des images dans les émissions locales.
En cette année et dès le mois de décembre, elle réalisait pour la première fois l'importance accordée sur l'écran à ce curieux personnage appelé « père Noël ». Ne se rendant nullement compte combien le farfelu encapuchonné éclipsait, aux yeux des plus ignorants, tout le sens de l'anniversaire divin, la jeune enfant savourait simplement les films de publicité mettant en scène le fameux Santa Claus. Avec le traîneau, les rennes, le sac rempli de cadeaux, dont elle rêvait les yeux ouverts...
– « C'est pour quand Noël, dis maman ? » demanda-t-elle ce jour-là à sa mère.
– « C'est pour demain soir », répondit la génitrice en passant sur les cheveux de la petite des doigts engourdis par le froid.
– « Il viendra chez tous les enfants ? Chez moi aussi ? »
Le regard triste de la maman en disait long sur le sujet. Se ressaisissant pourtant, elle précisa :
– « Bien sûr ! Mais tu ne le verras pas. Tu seras endormie. À ton réveil, tu trouveras des gâteaux qui t'attendront près du poêle. Ce sera Noël. »
La maman pensait qu'après la nuit du réveillon qu'elle allait passer à faire la plonge au bistrot du coin comme à chaque occasion du même genre, elle allait ramasser, outre le pourboire habituel, un tas de restes que des convives bruyants et capricieux ne manqueraient pas de laisser derrière eux. Pour le tenancier du lieu, c'était aussi une façon confortable de s'offrir un surplus de main-d'œuvre quasiment gratuite.
Le soir tombé, Amale, que nulle éducation n'avait préparée à l'émotion ressentie par des millions d'êtres humains cette nuit-là, se laissa donc enrouler dans sa couverture au coin de l'unique pièce qui servait de salon et de chambre à coucher. Puis les parents sortirent, laissant leur petite fille s'endormir doucement comme d'habitude.
Vers minuit, Amale dormait toujours en rêvant au père Noël. À un moment précis, l'enfant changea de position et remua les bras. Un bruit insolite l'avait fait passer à un état de demi-sommeil. Cela provenait de la fenêtre juste à côté du lit. Un grincement bizarre, comme si un gros sac d'objets métalliques se balançait derrière la vitre. Les yeux mi-clos, elle crut apercevoir une ombre. Mieux, une forme humaine qui se mouvait, se plaquant sur le mur extérieur et se débattant pour se hisser vers le haut. Un rai de lumière filtrait jusqu'à l'intérieur. Amale ouvrit complètement les yeux, les frotta, les ouvrit à nouveau pour apercevoir, hébétée, les contorsions d'un polichinelle suspendu à sa fenêtre. Car, du polichinelle, il avait et l'aspect et le comportement. Elle distinguait une cape chiffonnée, un capuchon orné de coton blanc et un fourre-tout flottant sur la poitrine.
– « Papa Noë...ël » articula Amale en baillant, et elle se redressa sur sa couche.
Le bonhomme s'en aperçut et réagit aussitôt. Il frappa des doigts sur la vitre en faisant des signaux désespérés pour l'inciter à lui ouvrir. La petite, à peine remise de sa surprise, finit par tendre la main et dégagea la travée. Le polichinelle se retrouva en un clin d'œil au pied du lit.
Elle affichait un sourire tellement angélique, tellement accueillant, que l'intrus ne sut quoi faire. Il se tenait, tout penaud, épiant furtivement l'ambiance comme s'il avait peur d'être repéré.
– « Tu es... papa Noël ? » haleta la petite fille.
– « Oui, oui ! Chuut !
grommela-t-il. Il n'y a personne ici ? »
– « Mes parents sont au restaurant de Rachid. Ils ont du travail cette nuit. »
– « Ah ! fit son interlocuteur, soulagé. Et on te laisse seule ? »
– « Oui ! J'ai l'habitude. Personne ne vient jamais chez nous », commenta Amale en chuchotant.
– « Sauf papa Noël », ricana l'énergumène. Puis... « Tu veux une friandise ? J'en ai pour toi », dit-il en lui tendant un bout de chocolat sorti de sa poche. « Tu ne diras rien à personne, n'est-ce pas ? »
– « Je le dirai à papa et maman, demain matin. Est-ce que tu m'apportes un cadeau ? »
reprit-elle, voyant qu'il caressait le sac suspendu à son cou.
– « Euh ! Un cadeau ? Oui, oui, bien sûr. »
Il se tut aussitôt. Il venait d'entendre un autre bruit sous la fenêtre. Deux hommes, arrivés là, on ne sait comment, échangeaient entre eux une conversation.
– « Tu l'as bien vu courir de ce côté-ci ? » demanda le premier.
– « J'en suis sûr », répondit l'autre. Puis, fixant sans doute le battant ouvert : « Il a dû grimper par là. Il est sûrement passé par la terrasse. »
– « Alors il est de l'autre côté, dans la rue arrière. Nous ne pouvons plus le rattraper... »
– « Quel salaud ! Se déguiser en père Noël pour éplucher les troncs des églises ! Fallait y penser. Heureusement que j'étais là ! Je devais préparer l'autel pour la messe de minuit. Il a eu juste le temps de fracasser le premier tronc. Il n'a pas pu ouvrir l'autre. Tant pis ! Il a pris ce qu'il a pris. »
– « Bon ! Ça n'a pas été plus grave que cela, reprit l'autre voix. Ce doit être un malheureux qui s'est octroyé lui-même son cadeau de Noël... »
Dans la chambre, le jeune homme, à peine âgé de seize ans, avait entouré d'un bras les épaules de la petite et placé la paume de sa main sur sa bouche pour l'empêcher d'émettre le moindre son. Il l'avait regardée, si menue, si jolie. Mais elle, qui n'y avait rien compris, lui disait avec les yeux tout l'enchantement qu'elle éprouvait en cet instant : un papa Noël pour elle toute seule !
– « Montre-moi la porte qui donne sur la rue, chez vous, proposa-t-il brusquement comme piqué par un moustique. Je dois m'en aller ! »
Elle se leva et trébucha... La couverture avait glissé jusqu'au sol. Il vit son pied.
– « Tu... tu ne peux pas marcher ? »
– « Si ! balbutia-t-elle, mais pas comme toi. Donne-moi la béquille. Elle est là, dans le coin. Je vais te montrer le corridor. »
Le garçon était pétrifié. Il regardait tour à tour le moignon tout lisse, la désolation de la chambre si mal meublée, si pauvre... Alors que lui avait toute sa santé, son énergie, son appétit de vivre, ses deux mains, ses deux pieds, sa liberté. Au point de pouvoir tout décider, et même d'aller vider le tronc de l'église Saint-Michel. Bah ! Il n'avait pas le sou. Son père, plombier de son état, était mort l'année précédente à pareille date. Et lui, un soir de Noël, voyant tous ces fêtards s'agglutiner autour des tables dans les pubs du quartier, n'avait pu supporter davantage ni solitude ni sa poche vide. Alors il avait eu l'idée saugrenue d'aller trouver de l'argent là où personne ne veillait dessus. Il avait osé. Mais on l'avait vu. Il avait pu s'échapper. Et cette masure à un étage, au fond de la rue voisine, et qui bouchait l'accès à l'autre rue du côté opposé ! Une aubaine ! Il a fallu qu'il tombât sur la petite infirme..
Un long silence ! Un ange qui passait ?
Alors, sans trop calculer ce qu'il faisait, l'adolescent détacha lentement le sac qu'il portait suspendu au cou. Il y avait fourré tous les billets cueillis dans le tronc. Il y en avait beaucoup. – « Tiens ! C'est pour toi, fit-il, tendant le paquet. Comment t'appelles-tu ? »
– « Amale ! » articula-t-elle. Elle ressemblait en cet instant au nouveau-né de la crèche.
– « Moi, tu le sais, c'est papa Noël », déclara-t-il en riant. Puis, se ravisant, il reprit dans le sac un billet de banque, un seul. « C'est pour fêter Noël moi aussi. »
La porte de sortie était déjà ouverte. Il sauta et disparut dans le noir. De loin, il s'était retourné deux secondes, agitant un salut à l'adresse de l'enfant éperdue : « Joyeux Noël, Amale », lança-t-il, d'une voix rauque brisée par l'émotion.
Personne ne fut témoin, en cette nuit de Noël, des deux larmes qui roulèrent sur ses joues.

 

 

Elle se prénommait Amale, mais personne ne pouvait « espérer » grand-chose pour elle.À sa naissance, et pour cause de malformation congénitale, l'un de ses pieds n'était qu'un moignon dodu dépourvu d'orteils. Pour des parents miséreux vivant dans un coin sordide de la banlieue, il n'était pas facile de songer à remédier à un état de fait que l'on avait subi comme une...

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