À Achrafieh, sur les murs du jardin Saint-Nicolas donnant sur l’avenue Charles Malek, ou à côté du Collège de La Sagesse, ou face à l’Hôtel-Dieu de France, tu me dis : « Oui au fédéralisme. » Avoue que c’est un peu brusque, quand même, pour un accueil. Que s’est-il passé, mon Beyrouth? Les lignes de démarcation de la guerre civile, le cloisonnement et le repli identitaires seraient-ils encore bien présents dans certains esprits au point d’en constituer une doctrine politique ? Alors, dis-moi, mon Beyrouth, les principes du vivre-ensemble et de l’unité nationale ne te satisfont plus ? La différence te fait peur ? Depuis quand ? C’est un peu étrange, parce qu’à Noueiri, par exemple, tu me dis complètement autre chose. Dans ce quartier populaire, et à l’intersection entre Mazraa et Barbour, pas loin de Basta, les croyants qui sortent de la messe du soir de l’église des Archanges Michel et Gabriel se ruent pour acheter, dans les magasins avoisinants, un dessert préparé spécialement pour le mois de ramadan (le kellaj). Il y a beaucoup de monde, et l’ambiance est bien conviviale à moins d’une heure de la rupture du jeûne musulman. Alors, dis moi, qu’est-ce que tu veux, mon Beyrouth ? Un État unitaire multiconfessionnel ou un fédéralisme par désagrégation? Pour quelle cause tu milites? Pour les deux à la fois ? Comment est-ce possible ? De la capitale polyvalente d’un pays pluraliste, serais-tu en train de devenir la capitale ambivalente d’un pays schizophrène ? Cause toujours, mon Beyrouth, cause toujours.
Avec les nombreuses plaques d’immatriculation étrangères, les accents et les dialectes différents, tu me rappelles qu’il y a une guerre qui se déroule dans un pays voisin, où un régime despotique massacre son peuple et le pousse à se réfugier ailleurs. Accueillant, ouvert et humaniste, comme toujours, mon Beyrouth. Tu me rends fier. Mais dans certains de tes quartiers, à Jnah par exemple, juste en face de l’hôpital Rafic Hariri, les photos de combattants tués « en accomplissant leur devoir jihadiste » racontent une histoire triste : certains Libanais ont choisi de soutenir ce régime tyrannique au prix d’en mourir. Cause toujours, mon Beyrouth, cause toujours.
Et puis c’est quoi au juste ces drapeaux plantés partout ? Beaucoup de vert et de jaune, pour bien marquer le territoire et te rappeler, à chaque instant, ta défaite du 7 mai 2008? Le bleu est plus timide, sauf à Tarik Jdidé qui connaît un festival permanent de bleu et de slogans qui, rassemblés, formeraient un panégyrique vibrant à la gloire de la révolution syrienne. Certains sont très forts en matière de slogans. Côté action, c’est une autre histoire. Ils préfèrent attendre, attendre et surtout, attendre. Tu es tellement décoré de slogans contradictoires, mon Beyrouth, qu’on en devient confus et inapte à comprendre le véritable message de certains tags. À Barbir, sur un de tes murs, tu me dis qu’un ancien Premier ministre « reviendra ». S’agit-il d’une parodie de mauvais goût pour narguer ses partisans de son exil forcé, ou un message d’encouragement et d’espoir ? Rien de moins clair. Même le patriotisme a été confessionnalisé, victime d’un concours d’affiches entre certains quartiers de couleurs confessionnelles différentes.
En plein cœur de Nasra-Sodeco, tu m’informes, avec une affiche géante, qu’il ne reste que deux duplex à vendre dans un immeuble. Taquin, mon Beyrouth, tu sais bien démoraliser tes habitants qui, pour la plupart, n’ont pas les moyens de se loger dans ces immeubles de luxe. Ces tours de haut standing qui poussent comme des champignons disent que ton tissu social se déchire, que la classe moyenne et, a fortiori, les plus démunis, n’ont plus de place dans leur ville. Et pourtant, grâce à leur travail acharné, beaucoup de professions sont des secteurs d’excellence économique, de niveau international, et qui font la fierté des Libanais à l’étranger. Tes habitants t’aiment profondément, mon Beyrouth, et depuis toujours. Mais toi, tu t’enfermes dans une relation d’amour racinienne : tu préfères les riches, les très riches, libanais ou étrangers. Eux, tu les accueilles à bras ouverts, et tu deviens leur exclusivité. Mais ces derniers ne sont pas vraiment attachés à toi : à la première secousse, ils te quittent et vont ailleurs. Et que veux-tu me dire par cette multiplication des centres commerciaux ? Tu veux limiter tout ton esprit au concept réducteur de la société de consommation, où les loisirs consistent essentiellement à chauffer sa carte de crédit et à dépenser encore et toujours plus ? Cause toujours mon Beyrouth, cause toujours.
Très rares sont les villes du monde où l’eros (pulsion de vie) et le tatanos (pulsion de mort) se livrent aussi visiblement la guerre. J’entends clairement le bruit festif des 4 « M », tes 4 Mousquetaires de la vie nocturne : Mar Mikhaël, Makdessi (Hamra), Monnot et Maarad (centre-ville). Mais je reconnais également ta voix rauque, tragique, effrayante: la voix de l’insécurité. Des enlèvements sur la route de l’aéroport. Des attentats terribles dans ta banlieue sud où des civils innocents paient le prix de choix politico-militaires qui leur ont été imposés, et auxquels on refuse même le droit d’être triste. Dans un mélange intrigant de genres, un mariage a été organisé sur les lieux de l’explosion, trois jours seulement après l’attentat du 15 août. Stoïcisme, dis-tu ? Du stoïcisme poussé à son extrême. Marc-Aurèle doit se retourner dans sa tombe, qu’ont-ils fait de sa doctrine? Cause toujours, mon Beyrouth. Victime de tes contradictions, tes causes n’ont plus de véritable valeur. Ville de tous les paradoxes, tu baignes dans l’absurde au point, parfois, de frôler un manichéisme primitif. Au moins, tu aurais gagné un caractère spécifique : comme le spleen parisien, il existe désormais un yin yang beyrouthin.
J’arrête, il est temps de repartir, déjà. Ce n’est qu’un au revoir, mon Beyrouth. De toute façon, tu m’accompagneras partout où je vais, ton nom est gravé sur les papiers qui révèlent mon identité. Surtout ne te tais pas mon Beyrouth, profite de ce qui te reste de liberté d’expression au milieu de toutes ces thèses fascinantes et du bruit assourdissant de certains médias de la haine. Parfois, je ne te comprends plus, mais cause toujours, cause toujours, ta voix qui m’a bercé, enfant, m’apaise toujours, malgré tout.