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Culture - Rencontre

Jean-Christophe Rufin, ou l’écriture au cœur

Pour les Libanais, il est l’académicien qui a reçu Amin Maalouf, sous la célèbre Coupole du Quai Conti, avec des mots qui sont allés droit au cœur, tout en s’adressant à l’intelligence. Son discours a offert une analyse magistrale de l’œuvre du romancier franco-libanais, laissant deviner les affinités intellectuelles entre les deux écrivains. Jean-Christophe Rufin a marqué les esprits en réussissant aussi à pénétrer, avec finesse et humour, les arcanes d’un Levant riche et complexe, tel que reflété dans les livres d’Amin Maalouf. Le tout dans ce style élégant, maîtrisé, qui est le sien.

Jean-Christophe Rufin et Amin Maalouf en compagnie d’Éric Orsenna. Photos Tony el-Hage

L’allure décontractée, en jean et chemise à carreaux, le benjamin de l’Académie Française, qui arborait avec panache son prestigieux habit vert deux jours plus tôt, reçoit L’Orient-Le Jour avec simplicité et pose son «mug» de café devant lui. Entamer une conversation avec lui équivaut à s’embarquer sur un paquebot en partance vers les quatre coins de la terre. C’est aussi feuilleter les chapitres d’une vie à plusieurs volets. Médecin engagé dans les causes humanitaires (il fut l’un des pionniers de Médecins sans frontières, aux côtés de Bernard Kouchner), ambassadeur de France au Sénégal, il dit avoir suivi l’exemple d’Amin Maalouf en devenant romancier.


Les deux romanciers académiciens, qui se connaissent depuis 25 ans, ont essentiellement en commun leur ouverture aux autres. «Je suis allé au Liban, en Égypte, mais ce ne sont pas vraiment des lieux que je connais bien. Amin Maalouf donne de cette région une vision de l’intérieur.»


Rufin se qualifie comme un «écrivain de l’ailleurs». Son parcours s’inscrit dans la lignée des écrivains-voyageurs diplomates et se double d’une vocation médicale et humanitaire. Une vie dense, guidée par un amour de la liberté qui lui a fait prendre bien des risques, alimentant et inspirant sa plume. Celle-ci à son tour lui a valu les plus grandes distinctions littéraires, jusqu’à son entrée dans le cercle restreint des «immortels». Pour mieux connaître Jean-Christophe Rufin, il faut le lire: ce qu’il a dit d’Amin Maalouf s’applique également à lui. Car ses livres, comme autant de jalons personnels, parlent de ses découvertes et traduisent ses élans d’enthousiasme. Ils racontent le médecin (Le Léopard sur le garrot), l’engagement humanitaire (Les Causes perdues), l’émerveillement suscité par l’Afrique (L’Abyssin), s’attachent aux pas du conseiller culturel qu’il fut au Brésil (Rouge Brésil, prix Goncourt) et de l’ambassadeur au Sénégal (période durant laquelle il publie son thriller africain Katiba).Le dernier-né de ses ouvrages l’a ramené à Bourges, sa ville natale, sur les traces de Jacques Cœur, argentier du roi Charles VII et grand voyageur, dont il vient de publier la biographie romancée sous le titre Le Grand Cœur. Un héros qui lui ressemble, assoiffé de découvertes, désireux d’apporter sa pierre à l’édifice des constructions humaines, à l’échange entre les cultures.
«Jacques Cœur, explique Rufin, découvre l’Orient en prenant un bateau pour Beyrouth. Il traverse le Liban, arrive dans la Békaa, voit la vallée de l’arche de Noé, puis se rend à Damas et y rencontre des Bourguignons venus préparer une nouvelle croisade. Lui ne partage pas cette vision, il va privilégier l’échange commercial.»


Pour Rufin, la question des civilisations, de la supériorité de l’Occident «n’a pas beaucoup de sens». «Ça ne se comprend que dans la dynamique de l’histoire, précise-t-il. L’Europe a atteint une expansion très grande à certaines périodes, l’Orient était plus en avance à d’autres. Jacques Cœur découvre un Orient plus raffiné que l’Europe, mais à cette époque commence aussi la glaciation de l’Orient, qui va se figer et sera moins innovant. Peu avant la mort de mon héros, survient la chute de Constantinople. Elle est précédée par le départ des artistes et intellectuels vers l’Italie, où va émerger la Renaissance. Ce sont vraiment des processus historiques qui conduisent des sociétés à être plus dynamiques et connectées aux autres, comme l’a été le monde arabe, puis à connaître des périodes moins fastes. Je pense qu’Amin Maalouf a essayé de cerner cette question dans Samarcande puis dans Origines, il a cherché à comprendre, notamment à travers ses parents et grands-parents, ce qui s’est arrêté, a posé des questions: faut-il rester ou partir, le défi de l’éducation...»


Jean-Christophe Rufin, comme Amin Maalouf, privilégie l’écriture qui interroge le monde, respecte les formes classiques du roman et aspire à être lisible par le plus grand nombre. Il se réclame d’une tradition bien française du roman, de Dumas à Mauriac en passant par Balzac.
«Je fais profondément la différence entre les écrivains qui se mettent en scène eux-mêmes et se promènent dans une chambre tapissée de miroirs où ils ne font que se regarder, et ceux qui ouvrent les fenêtres et regardent les autres», dit-il. «Certes, on met de soi dans les autres et il y a de l’autre en vous. Amin Maalouf fait partie des écrivains “du dehors”, qui trouvent leur inspiration dans le monde et non pas uniquement en eux-mêmes et qui aiment la diversité des êtres. C’est une œuvre très riche, avec beaucoup de personnages et d’histoire, et cela me rapproche de lui.»

L’analyste lucide
Rufin n’est pas que romancier, il analyse avec perspicacité les ressorts et les enjeux du monde contemporain. En 1992, il écrivit un essai au titre provocateur, L’Empire et les nouveaux barbares. L’œuvre s’est révélée être prophétique. «C’était au lendemain de la chute de l’Empire soviétique et du mur de Berlin, Fukuyama avait prédit la fin de l’histoire», explique-t-il. «Le clivage Est-Ouest n’existait plus, j’ai relevé le risque d’un nouveau clivage Nord-Sud, pas nécessairement avec des barbelés, mais plus subtil. La seule comparaison possible était avec l’Empire romain et les barbares, la référence au limes, la frontière, en d’autres termes l’hostilité entre “nous et les autres”, et ces questions: qui sommes-nous, qui sont les autres, où est la frontière, comment se protège-t-on, comment ne pas sacrifier la justice à la sécurité? Je disais que ces thèmes allaient devenir fondamentaux dans les vingt ans à venir.»


L’avenir lui a donné raison. Un «mur de la détestation» s’est élevé en Méditerranée, comme l’a déploré Amin Maalouf dans son discours de réception à l’Académie française. À ce sujet, Rufin évoque les questions d’intégration dans les sociétés européennes. L’ancien ambassadeur de France au Sénégal dit avoir été « frappé par la lourdeur et l’absurdité de nos procédures». «On fait souffrir les gens avec les questions de visa et, à la sortie, on octroie 82% des visas demandés, mais personne n’est content car les gens sont humiliés, élites francophones, hommes d’affaires à qui l’on met des bâtons dans les roues au lieu de leur faciliter la vie. Ce système est absurde. J’ai beaucoup œuvré pour développer les visas de circulation, essayé d’améliorer l’accueil. Mais le Quai d’Orsay est sourd à toute volonté de progrès, les diplomates méprisent les questions consulaires. Or il faut rendre aux gens la dignité qu’ils attendent de nous au quotidien.»


Cette liberté de ton propre à Jean-Christophe Rufin illustre bien son esprit d’indépendance. Il en paie le prix et quitte son poste d’ambassadeur à Dakar en juillet 2010. Lui qui avait rêvé d’une Afrique plus démocratique, débarrassée des relents de la «Francafrique» et des réseaux de la diplomatie parallèle, il dit n’avoir «aucune idée de la politique africaine du gouvernement» depuis l’accession de François Hollande au pouvoir.
Sur cette Afrique qui a condensé ses activités de médecin, d’écrivain, de diplomate et pour laquelle il professe un grand amour, il dit avoir un regard plus lucide, moins romantique. «Je n’ai plus la fraîcheur naïve de la première fois, dit-il. L’Abyssin, comme Rouge Brésil, exprimait le désir de retrouver la pureté des premiers contacts, d’essayer de remonter le fil du temps pour comprendre pourquoi les choses sont parties dans telle direction.»
Où va donc l’Afrique aujourd’hui? «La dynamique a changé depuis 25 ans, les conflits ne sont pas au même endroit», répond l’auteur de Katiba. «Aujourd’hui, le véritable point dangereux se trouve à l’intérieur des terres, au niveau des zones sahariennes et sahéliennes (Nigeria, Mali surtout, Tchad). La guerre civile algérienne, en se débarrassant des islamistes vers le Sud, a contribué à créer les “katib”a qui sont dans le Sahara, la guerre en Libye a propagé des armes dans toute la région. Vous avez donc en ce moment une zone extrêmement instable, qui est la zone de contact avec les pays arabes.»


Rufin, qui est aussi président d’honneur d’Action contre la faim, relève l’explosion démographique des pays subsahariens et l’effort éducatif et de développement à faire pour une population dont 50% ont moins de 18 ans.
Sa lucidité le rend également prudent à l’égard du «printemps arabe».


«J’ai appris à m’interroger sur l’après. J’ai trop vu des prétendus libérateurs se transformer en dictateurs. L’Occident a un travers qui consiste à ne jamais interroger celui qui se bat au nom de la liberté. Le rebelle est par définition sympathique, courageux et, à la sortie, l’on se retrouve souvent avec des monstres. Quand on a passé toutes ces années à voir se reproduire le même phénomène, qui est au fond l’usurpation de la liberté, l’on se dit qu’il faudrait questionner ceux qui veulent notre aide pour arriver au pouvoir. Que veulent-ils en faire?»

La politique et l’humanitaire
Rufin s’était investi dans la médecine sans frontière au nom d’une vision humaniste. Et c’est au nom de cet humanisme qu’il est entré en diplomatie. Récemment, cependant, il déclarait, sur un ton proche du désenchantement: «Je me suis borné à accompagner le passage en politique de cette génération d’humanitaires – de Malhuret à Emmanuelli en passant par Kouchner – qui pensait changer le monde en investissant la chose publique.» Aujourd’hui, sa conclusion est tranchante: «Non, on ne peut pas changer le monde, dit-il. Je pense que le passage de Kouchner au Quai d’Orsay a été une sorte de point final à cette aspiration, on en a vu les limites. On ne peut changer les choses qu’en restant à sa place, à l’extérieur, en tant que groupe de pression. Prendre des responsables d’ONG et en faire des ministres, ça ne marche pas. Il faut revenir aux fondamentaux, à Henri Dunant, à l’indépendance et au non-mélange entre le politique, d’un côté, et l’action humanitaire et les droits de l’homme, de l’autre. Notre génération a fait l’erreur de croire qu’on pouvait marier les deux.»


Et la diplomatie, n’aura-t-elle été qu’une parenthèse pour lui ?
«Je n’ai jamais été diplomate, ça ne m’intéresse pas de pratiquer le métier. J’ai refusé d’intégrer le Quai d’Orsay. Cela dit, il faut rester ouvert à tout ce qui peut nous arriver si c’est intéressant. J’ai été gâté d’avoir un poste très important puisque c’est la plus grande ambassade en Afrique. Après avoir connu cela, je n’ai pas envie d’aller dormir dans une chancellerie où je n’aurais pas grand-chose à faire.» Et d’ajouter: «Le système actuel en France n’est pas un milieu favorable aux écrivains. C’est essentiellement un corps bureaucratique avec les énarques, les indices, les progressions...»
Et d’ajouter: «Je retrouve ma liberté totale, que je ne suis pas prêt de sacrifier.»


Alors, revenu de tout, Jean-Christophe Rufin? Probablement pas. Revenu à sa liberté surtout, à la source de son énergie créatrice. Jouissant pleinement de son statut d’académicien.
«L’Académie n’a pas le même sens pour tout le monde. Pour Amin Maalouf, c’est un couronnement personnel et un accomplissement pour son pays. Il était d’ailleurs temps qu’il y ait un écrivain venu d’Orient. Moi j’ai succédé à Henri Troyat, premier étranger de naissance. De même que Senghor avait été la consécration pour le Sénégal et l’Afrique, l’entrée d’Amin sous la Coupole est une consécration pour le Liban.»


Et son fameux conseil à Maalouf: «Restez vous-même», en conclusion de son discours?
Rufin répond en souriant: «Il y a toujours un risque, dans ces honneurs, de vouloir se conformer à un moule, en se transformant en une statue avec son uniforme. Je crois qu’il faut qu’Amin garde son anticonformisme, sa fantaisie, sa liberté. L’uniforme, il le mettra de temps en temps, il faut le faire. Nous perpétuons une tradition qui doit rester vivante. En même temps, il faut avoir un certain recul, “ne pas se prendre pour un autre”, comme disent les Québecois.»

 

Pour mémoire

Le discours de réponse de Jean-Christophe Rufin à Amin Maalouf

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L'intégralité du discours d'Amin Maalouf à l'Académie française

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