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Nos Lecteurs ont la Parole

Marketing et défense

Par Wassim HENOUD
À défaut d'avoir l'État auquel on aspire : un État juste qui garantisse l'égalité de tous ses citoyens devant la loi, un État équitable qui requiert leur contribution, chacun selon ses moyens, au financement de ses institutions, un État intègre qui gère les ressources dont il a la charge selon des priorités établies par ces mêmes citoyens à travers des élections libres - un État libre et démocratique en somme. À défaut de cet État, donc, on est tenu, en bons adeptes du système D, de continuer à rechercher de nouveaux compromis qui concilieraient la dure réalité avec nos limitations.
Partant de là, il devient impératif d'examiner avec beaucoup de gravité l'appel du président de la République pour que les Libanais et autres amis du Liban financent par des dons l'équipement de l'armée. On peut y voir de prime abord le côté positif des amis au grand cœur qui accourent pour soutenir généreusement l'effort de défense du pays. Mais il va falloir surtout dépasser la charge émotionnelle très puissante qu'elle porte pour réaliser que cette demande démontre notre cruelle impuissance à pourvoir par les voies institutionnelles normales aux besoins essentiels de notre armée. Cela alors que nous sommes toujours en état de guerre et que nous sommes menacés par une instabilité politique, une vulnérabilité aux ingérences de tous bords et une volatilité sociale qui forment un cocktail explosif susceptible de  dégénérer à tout moment en violences dévastatrices. L'amertume du président était palpable, mais il n'y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre !
Elle démontre aussi que la politique d'appel à la générosité a fait long feu. En effet, durant toute la semaine qui a suivi ce sinistre jour où Israël avait piqué sa crise d'autorité dans le Sud, les Libanais ont feint, avec un étonnement  joliment naïf, de découvrir soudain que le matériel consenti à l'armée par des donateurs étrangers était lié à des conditions d'utilisation pour le moins contraignantes. Imaginez : on nous offre des fusils M16, mais on n'a pas le droit de les pointer sur les Apache blindés à souhait : ça ferait ingrat ! On nous livre gratis des hélicoptères Gazelle, mais on nous refuse les missiles qui vont avec ; qui sait, quelqu'un pourrait appuyer malencontreusement sur la gâchette, et personne ne sait où cela mènerait le pays. On nous fourgue un surplus de camions et de 4x4, mais ils sont souvent esquintés et sans pièces de rechange. Cela sans mentionner le fiasco des Mig 29 ou du redoutable Cessna datant de la Grande Guerre, gracieusement offert par l'Oncle Sam.
On peut donc se demander légitimement si le chef de l'État aurait lancé cet appel si le gouvernement et le Parlement avaient entériné un budget digne de ce nom pour 2010 et lancé la préparation dans les temps de celui de 2011. Or, pour ce faire et pour pouvoir écrire une nouvelle page dans la gestion des affaires de notre pays, il faudra d'abord clore les comptes des années précédentes. Mais de ça, il ne faut point rêver.
Pour l'anecdote : au plus fort de la vague rose qui a submergé la France en 1981, le ministre socialiste M. André Laignel, répondant devant l'Assemblée nationale à M. Jean Foyer, un député de droite qui défendait l'idée de l'irrecevabilité, car inconstitutionnelle, de la loi sur les nationalisations, déclara en substance que « ce dernier avait juridiquement tort car il était politiquement minoritaire ». Ça veut tout dire et ça a le mérite d'expliquer clairement l'usage que fait le chef du gouvernement du Liban de sa majorité parlementaire. De la loi électorale à la loi de finances, le gouvernement n'a pas hésité une fois, en dépit du bon sens, à contrecarrer la volonté du peuple pour imposer sa voie et garantir la pérennité de son pouvoir. Mais cela est un tout autre débat...
Pour y revenir, on a donc créé par la force des choses une nouvelle catégorie de citoyens : après les politiciens, les amnistiés de la guerre, les gens d'armes avec leur regard sévère, les gardes du corps et autres mines patibulaires du même acabit, les profiteurs tapageurs de la dilapidation jadis des réserves de la nation, il y a maintenant les généreux sponsors de l'État. Pour pallier le déficit cruel, pour cause d'émigration parmi d'autres, de citoyens contribuables et pour ménager la jet-set qui nous fait vivre, on fait appel aux citoyens. En termes de marketing, on ne pouvait faire mieux. Ah, la merveilleuse loi du marché ! Il reste toujours, bien sûr, ce fond incompressible de citoyens de base, taillables et corvéables à souhait, sans qui le Liban ne serait pas le Liban. Mais à moins de courir le risque de faire exploser la cocotte-minute, on ne pouvait pas augmenter davantage la pression fiscale qui les écrase déjà sans rien leur apporter en retour ; à part de servir de vulgaires faire-valoir à la gloire des catégories énumérées ci-dessus.
On a eu récemment par ce biais des hélicoptères pour la Défense civile. On a eu aussi, à l'occasion de deux rounds d'élections, une flopée d'ambulances et de camions pour le ramassage des ordures ménagères. La solution a donc jailli limpide comme l'eau de source : des Libanais et des amis du Liban aisés vont contribuer à équiper l'armée. Grâce à nos généreux sponsors, on va pouvoir peut-être s'offrir désormais des fusils, des canons et des tanks.
Mais la pilule est amère, car à défaut de réformer les règles du financement de l'État, et d'exiger la transparence et l'intégrité nécessaires à leur bon fonctionnement ; en attendant que nous honorions décemment le sacrifice de nos héros des forces armées pour que se mérite la douceur de vivre au Liban, il ne nous reste en désespoir de cause qu'à créer de nouvelles médailles clinquantes et de nouveaux honneurs pour récompenser une saison de générosité qui s'annonce prometteuse.
À défaut d'avoir l'État auquel on aspire : un État juste qui garantisse l'égalité de tous ses citoyens devant la loi, un État équitable qui requiert leur contribution, chacun selon ses moyens, au financement de ses institutions, un État intègre qui gère les ressources dont il a la charge selon des...

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