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Actualités - OPINION

IMPRESSION Bénédictions

Il est le premier arrivé, avec ses jambes de chiffons et le skateboard qui lui sert de fauteuil. Qui le jette là, au petit matin, qui le ramène le soir ? La scène est si furtive que personne n’en sait rien. Vous éviterez de passer près de lui. Même si votre boîte à gants est pleine de ces petites coupures qui vous soulagent au passage d’un mendiant trop collant. Le spectacle de cette misère ordinaire est parfois insoutenable, surtout en début de journée. Les borgnes, les éclopés, les nourrices au sein nu, au bébé tout mou, les enfants du soir, porteurs de roses défraîchies, les vieilles tremblantes qui vous harcèlent de leurs boîtes de médicaments trop chers, de leurs maladies de pauvresses solitaires, tout cela vous renvoie à votre propre précarité. Il était un pays, le nôtre, où personne n’avait faim, où chacun avait son petit lopin loin de la ville, ses quatre murs, son figuier et son poulailler. Mais c’était autrefois. Hier comme ce matin, comme demain et tous les jours, dans vos voitures engluées par les embouteillages, l’œil rivé au feu vert qui tournera encore deux fois au rouge avant que vous ne puissiez passer, il faudra faire avec la misère écrasée de soleil qui gesticule à vos fenêtres. Et faire avec n’est pas une mince affaire quand on est piégé dans son habitacle et que rien ne lasse le mendiant qui gagne son pain à l’usure. Plus vous le refoulerez, plus il s’accrochera. Que vous tentiez de l’éviter, il vous passerait sous les roues. La route est son empire et vous êtes ses sujets. Il était là avant vous, il sera encore là quand vous serez parti. Ce que vous lui donnez là est un droit de passage. En retour, vous recevrez ses bénédictions. Que Dieu te protège et qu’il éclaire ton chemin. J’étais pliée en deux sur le volant. Avec les mains, il avait poussé vers moi le reste de sa carcasse. Sans le regarder, je lui ai tendu un billet, qu’il s’en aille, que cette journée commence autrement. Mais il n’est pas parti. Il a répété d’une voix émue : « Qu’Il éclaire ton chemin. » Était-ce la fatigue, je me suis vue roulant au milieu du troupeau mécanique, les yeux dans le vide comme tous les autres, pressée d’arriver, affligée par la lenteur du flot ; et je l’ai vu, lui, ignorant du lieu et de l’heure, parfaitement à sa place, presque heureux. Il était le berger de ce cheptel poussif et bariolé qu’il bénit au passage, en réclamant sa dîme, serviteur. Au feu rouge du « ring », je n’avais plus de monnaie, mais le boiteux au bonnet de schtroumf m’a offert un bonbon en me réclamant un sourire. Son acolyte qui s’emploie à nettoyer les pare-brise m’a fait un geste d’essuie-glace que j’ai pris pour un salut. En riant de ma méprise, voilà que j’étais rendue. Pour la première fois j’avais traversé l’autoroute des miracles sans souffrir. L’approche insistante des estropiés de la vie m’avait semblé moins lugubre, presque bienvenue. Habitants des ruisseaux, des caniveaux, des trottoirs, des berges et des marges, pasteurs bienveillants, comme elle est dérisoire, la pièce que l’on vous donne, quand en échange elle offre une lumière au bout d’un chemin. Fifi ABOU DIB
Il est le premier arrivé, avec ses jambes de chiffons et le skateboard qui lui sert de fauteuil. Qui le jette là, au petit matin, qui le ramène le soir ? La scène est si furtive que personne n’en sait rien. Vous éviterez de passer près de lui. Même si votre boîte à gants est pleine de ces petites coupures qui vous soulagent au passage d’un mendiant trop collant. Le spectacle de cette...