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Actualités - CHRONOLOGIE

INTERVIEW - Le juriste juge « inadmissible » la rédaction du texte « qui n’a pas été débattu » par les députés Loi d’amnistie de Geagea : Nizar Saghieh dénonce une nouvelle « manipulation de la mémoire » (Photo)

Il y a quelque chose de monstrueux dans le système politique libanais. Doté d’une sorte d’intelligence propre, il génère continuellement ses propres tabous qui, par leur présence incroyablement efficace au sein de la société, lui assurent une pérennité qu’aurait condamnée toute logique démocratique. Le cas des Forces libanaises, et plus spécialement de leur chef, Samir Geagea, est assez révélateur à ce sujet. Ce dernier avait été emprisonné en 1994 par le pouvoir libano-syrien qui renforçait ainsi son emprise de fer sur le pays. Seulement, l’implication présumée de Geagea, comme d’autres seigneurs de guerre, dans plusieurs évènements sanglants du conflit en avait fait une personnalité particulièrement controversée, rendant ainsi sa situation beaucoup plus complexe qu’elle ne l’aurait été s’il s’agissait uniquement d’un simple prisonnier politique. En effet, le cas Geagea se situait dans une zone extrêmement trouble, tiraillée entre les exigences de la mémoire, de l’histoire, de la justice (des justices ?), de la politique et de l’avenir. Mais le législateur – toujours fidèle à l’esprit du système qu’il représente –, et avec lui une bonne partie de la société civile, a choisi d’éviter le débat, éludant ainsi toutes ces considérations pourtant essentielles pour la convalescence du tissu social libanais. Le 19 juillet dernier, la Chambre votait, en cinq minutes, un texte amnistiant Geagea ainsi que les détenus des affaires de Denniyé et de Majdel Anjar. Une loi qui constitue, pour Nizar Saghieh, beaucoup plus qu’un acte d’amnistie. « Aucun juriste n’aurait pu accepter un texte pareil. Le contenu de cette loi est tout à fait insensé, presque étrange. On voit bien qu’elle n’a pas du tout été débattue », estime Saghieh, lui-même avocat, et l’un des rares chercheurs au Liban en matière de science juridique. Toujours incapable de comprendre comment de telles dispositions ont pu être adoptées aussi impunément, il commence à expliquer en quoi cette loi de quelques lignes est tellement choquante : « Ce texte énumère d’abord les crimes concernés par l’amnistie. Il s’agit d’un certain nombre d’affaires déterminées dans lesquelles il y a eu décision de justice. Cette loi n’a donc pas un caractère général. L’amnistie aurait dû viser une certaine catégorie de crimes. Mais ce n’est pas le cas ici . » Pour lui cependant, le pire reste encore à venir, puisque le même alinéa arrête définitivement les poursuites dans toutes les affaires, quelle que soit leur nature, datant d’avant 1994 et impliquant toutes les personnes concernées par les crimes énumérés au début du texte. « C’est aberrant. Aucune loi d’amnistie dans le monde n’a été rédigée de cette manière. Ce texte établit un véritable privilège pour les personnes concernées. On pourrait éventuellement le comprendre pour Geagea qui a passé onze années en prison. Mais pourquoi amnistier ceux qui étaient à l’étranger, qui n’ont subi aucune peine, et pour tout ce qu’ils ont pu commettre avant 1994, sachant qu’il peut aussi bien s’agir de crimes de droit commun ? » demande-t-il. « On n’a plus le droit de savoir qui est l’assassin » Toujours aussi incrédule, Saghieh va encore plus loin en soulignant le caractère « dangereux » de ces dispositions, caractère relevé vainement au Parlement par le député de Zahlé Hassan Yaacoub. « N’importe quelle affaire (d’avant 1994) pourra désormais être bloquée parce que l’une de ces personnes y est impliquée », affirme-t-il, avant d’arriver à ce qui constitue l’ultime conséquence de cette législation : « Tout procès est désormais impossible dans l’affaire Karamé, par exemple. On ne peut même plus demander qui l’a tué. Dans toutes les affaires impliquant ces gens-là, on n’a plus le droit de savoir qui est l’assassin. Ils peuvent amnistier Geagea s’ils le veulent, mais pourquoi interdire la vérité ? » « C’est un déni total des droits des victimes, même si elles peuvent toujours exiger des compensations financières », ajoute le juriste en dénonçant ceux qui tiennent des discours contre la justice sélective tout en acceptant de telles dispositions. D’autant plus que pour lui, ce texte aggrave les défaillances de la loi d’amnistie de 1991 qui avait prévu certaines exceptions en n’arrêtant pas les poursuites dans les crimes visant les hommes politiques et dans les affaires portées devant la Cour de justice. « Au lieu d’annuler ces exceptions en établissant une véritable amnistie pour tout le monde, le nouveau texte les préserve sauf pour Samir Geagea, puisqu’elles n’ont désormais plus d’effet contre lui. On a voulu corriger la sélectivité de la loi de 91 par une sélectivité encore plus poussée » dont a bénéficié cette fois Geagea lui-même, explique-t-il, montrant encore une fois du doigt le paradoxe d’un discours public qui a innocenté le leader FL tout en empêchant la tenue des procès qui auraient dû établir l’identité, dans ce cas, du véritable criminel. « Un échange de prisonniers » Quant au texte amnistiant les détenus de Denniyé et de Majdel Anjar, Nizar Saghieh l’estime tout aussi critiquable, avant de s’arrêter devant la formidable hégémonie de la logique confessionnelle qui a entouré toute l’affaire de l’amnistie. « Rien ne lie l’affaire Geagea à celle de Denniyé. Seulement, pour les députés, il est permis de donner des privilèges à des chrétiens à condition d’en donner en même temps à des musulmans », dit-il. Puis, pensif devant l’incongruité d’une telle « égalité » dans les privilèges, et donc dans l’inégalité, Saghieh ne peut s’empêcher de faire un parallèle – frappant il est vrai – entre cette situation et celle d’un « troc de prisonniers ». « Nous sommes deux groupes vivant l’un à côté de l’autre et qui échangent leurs prisonniers », juge-t-il. La prédominance de la vision confessionnelle s’exprime également, selon lui, par le fait que les défenseurs du chef FL ont toujours invoqué le principe de l’égalité devant la justice en comparant Geagea aux seigneurs de guerre des autres communautés, comme Walid Joumblatt ou Nabih Berry, qui étaient au pouvoir alors que lui croupissait en prison. « On n’a jamais pensé mettre Geagea face à ses victimes et aux victimes des FL. Si on le faisait pour une seule seconde, toute la perspective changerait », explique-t-il, avant de poursuivre : « Pour les tenants de l’amnistie, parmi lesquels figurent malheureusement des intellectuels, le principe de l’égalité devant la justice ne concerne que les leaders et chefs de guerre, et pas les gens ordinaires . » Autant d’éléments qui indiquent, tous, « l’hégémonie de la problématique d’ordre confessionnel et la marginalisation des autres problématiques, notamment d’ordre humain ». « Nous n’avons toujours pas une mémoire saine » Votées à quatorze ans d’intervalle, c’est sans doute la portée immédiate des lois d’amnistie de 1991 et de 2005 qui est la plus dangereuse, les deux textes ayant été dictés, selon Saghieh, par le même esprit, mais dans des directions différentes. « En 91, on préparait un régime charismatique de dirigeants qui devaient cependant être loyaux envers la Syrie. La loi d’amnistie de l’époque, en écartant de son champ d’action les crimes ayant visé les chefs de guerre, avait alors montré qui étaient ceux qui allaient encadrer la société libanaise pour le compte de Damas », estime-t-il, avant d’expliquer que si ces exceptions contribuaient bien à la consécration de l’aura recherchée autour de ces leaders, elles permettaient en même temps au régime syrien de leur tendre « un piège » : la plupart des seigneurs de guerre étant en effet impliqués dans les crimes contre les autres chefs, ils étaient tous à la merci de la Syrie. « Je crains qu’avec la nouvelle loi d’amnistie, c’est un même régime charismatique et une même hégémonie des leaders qui sont en train d’être consacrés, mais cette fois contre la Syrie, et toujours en renforçant la sélectivité », déclare le juriste. « C’est une autre forme de manipulation de la mémoire. Auparavant, cette manipulation servait les intérêts de Damas, alors qu’aujourd’hui, elle est utilisée contre Damas, pour rendre la Syrie responsable de tout ce qui s’est passé. Ils se sont en quelque sorte innocentés mutuellement pour tout rejeter sur Damas, qui n’est ni totalement innocent ni totalement coupable. » Et de conclure : « Entre-temps, nous n’avons toujours pas une mémoire saine. » Une assertion finale qui nous met brutalement face à la question de savoir si une société aux mémoires multiples peut espérer entamer un véritable processus d’assainissement de sa vision du passé, et dans quelle mesure le système politique qui l’encadre permettrait un tel travail de mémoire. Les dernières positions du Parlement libanais devraient nous inviter à envisager plus sérieusement les différentes réponses, ainsi que leurs implications socio-politiques. Samer GHAMROUN
Il y a quelque chose de monstrueux dans le système politique libanais. Doté d’une sorte d’intelligence propre, il génère continuellement ses propres tabous qui, par leur présence incroyablement efficace au sein de la société, lui assurent une pérennité qu’aurait condamnée toute logique démocratique.
Le cas des Forces libanaises, et plus spécialement de leur chef, Samir Geagea,...