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Actualités - OPINION

Les raisins de la haine

J’ai perdu un fils, vous savez, un grand gaillard, je vois encore ses pieds dépasser du linceul qui le recouvrait. Et croyez-moi, il n’est rien – pas même la mort – qui puisse effrayer quiconque a connu un tel malheur, quiconque en outre a pleinement vécu comme moi… Ces propos, Rafic Hariri me les tenait sereinement le 31 décembre dernier dans sa résidence de haute montagne à Faqra, au cours d’un entretien privé auquel devait se joindre par la suite son fidèle compagnon Bassel Fleihane, grièvement blessé dans le terrible attentat d’hier. Et ce n’est pas trahir le caractère confidentiel de cette conversation – une espèce de brouillon, dit-il dans son français laborieux, en prélude à une interview au moment propice – que d’évoquer ce troublant mélange de fermeté et de mesure, d’audace et de circonspection dans lequel prenait grand soin de se cantonner, même entre quatre murs, le grand disparu. Rafic Hariri avait parfaitement conscience de jouer une partie des plus serrées, d’arpenter un parcours à hauts risques. Opposant, il l’était assurément, dénonçant avec vigueur le règne des services, clamant son indéfectible alliance avec le plus virulent des pourfendeurs de l’hégémonie syrienne, Walid Joumblatt. Et dans le même temps, il gardait ses distances, œuvrait à abaisser le plafond des revendications, à assurer la primauté absolue de ce trop élastique accord de Taëf lequel était un peu son bébé : à éviter, en un mot, un choc frontal avec Damas qui lui paraissait non seulement suicidaire mais contraire, de surcroît, à ses convictions arabes. Sa modération n’a pas sauvé Rafic Hariri, pas plus d’ailleurs que celle de Marwan Hamadé ne lui avait épargné les atteintes du Mal. L’ironie du sort veut cependant que ces mêmes « convictions » que se plaisait à professer Hariri ne sortent guère indemnes, elles non plus, du vil attentat d’hier : suspectes d’instinct et de tradition, suspectes de prédilection, les officines souterraines syriennes ou locales – quelle différence au fond, c’est barbouzes sans frontières – ont été désignées du doigt en effet, pour la première fois avec autant de netteté hier en soirée, par l’opposition. Du coup, celle-ci en vient désormais à réclamer un retrait syrien immédiat et total, à appeler le monde à la rescousse de cette « nation captive » qu’est le Liban. Et le monde, qui n’était jamais trop vaste pour un personnage tel que Rafic Hariri, n’est certes pas sourd, par les temps qui courent : l’Élysée a vite fait d’exiger une enquête internationale sur l’attentat de Aïn el-Mreyssé, ce qui est une cinglante marque de défiance envers la justice libanaise, et la Maison-Blanche a vu dans l’hécatombe d’hier une raison supplémentaire, une raison impérieuse de mettre fin à « l’occupation ». Que vaut exactement la filière intégriste voulant, enregistrement vidéo et descente de police à l’appui, que Hariri ait été finalement la victime d’un groupe aussi puissant qu’inconnu qui entendait lui faire payer ainsi ses amitiés saoudites ? Et quelles personnalités politiques figurent-elles sur la sinistre liste d’attente établie par les tueurs ? Comptons sur l’efficacité bien connue des enquêteurs locaux, et aussi sur la diligence proverbiale du ministre Addoum, amplement démontrée dans l’affaire Hamadé, pour être fixés. Mais quelle que soit la vérité, tous les Addoum de la terre ne pourront jamais occulter l’écrasante responsabilité, pour le moins morale, qui est implacablement celle des deux États libanais et syrien dans une crise parvenue à son seuil critique. Coupables ou non, c’est inévitablement sur Damas et Beyrouth en effet que rejaillit le sang de Rafic Hariri : sur la Syrie installée en force au Liban pour, théoriquement, y garantir la sécurité ; sur un régime libanais qui nous rebat les oreilles avec ses réalisations au plan de cette même sécurité, soudain mise à nu ; sur l’un et l’autre de ces pouvoirs dont les hérauts et leurs suppôts, véritables pousse-au-crime, n’ont cessé tout au long des derniers mois de distiller la haine, de multiplier les accusations, voire les transparentes menaces de mort à l’adresse de ténors de l’opposition. Hier encore ils allaient, dans leur incommensurable stupidité, jusqu’à lancer leur justice contre une organisation caritative distribuant aux familles indigentes des surplus d’huile d’olive, mais coupable en revanche de filiation haririenne ; et c’est une fois Hariri en pièces, une fois rejetées avec indignation par ses proches les condoléances officielles, que l’on se soucie tout à coup de dialogue. L’homme que l’on a brutalement supprimé hier n’était sans doute pas aimé de tous les Libanais. Son œuvre de reconstruction, les abus auxquels elle a parfois donné lieu, la dette catastrophique qu’elle a générée ne faisaient pas l’unanimité sur sa personne. Et c’est sur lui néanmoins, sur cette incarnation du rêve américain version libanaise que comptaient même les plus sceptiques pour voir le pays remonter un jour la pente. Éliminé vraiment, le rond mais pugnace cheikh Rafic ? Il faut croire que non, tant le vide qu’il laisse souligne crûment – et cruellement – la petitesse de bien d’autres piliers de la classe dirigeante. Comme de son vivant, Hariri continuera d’en épouvanter plus d’un. Issa GORAIEB
J’ai perdu un fils, vous savez, un grand gaillard, je vois encore ses pieds dépasser du linceul qui le recouvrait. Et croyez-moi, il n’est rien – pas même la mort – qui puisse effrayer quiconque a connu un tel malheur, quiconque en outre a pleinement vécu comme moi…
Ces propos, Rafic Hariri me les tenait sereinement le 31 décembre dernier dans sa résidence de haute montagne à...