
Des fruits et des légumes dans un supermarché à Broummana (Metn). Illustration/Philippe Hage Boutros/L'Orient-Le Jour
« Du riz, du sucre, des lentilles et du détergent. Tu ajoutes du fromage ou du jambon et, hop, 100 dollars, si pas plus, se sont envolés », raconte Joyce*. L’an dernier, ce même panier lui coûtait environ 80 dollars. À un âge où elle devrait profiter de sa retraite, l’esthéticienne de 71 ans est contrainte de continuer à travailler pour joindre les deux bouts, dans un pays qui ne lui offre aucune protection sociale et où ses économies restent illégalement bloquées dans le système bancaire depuis le déclenchement de la crise en 2019.
À l’approche de l’été, les plaintes concernant la flambée des prix au Liban se multiplient, même si, pour beaucoup, ce n’est pas nouveau. « On avait déjà senti que la vie devenait plus chère l’année dernière. La tendance n’a fait qu’augmenter », explique Lara*, consultante de 28 ans. « Je ne peux plus sortir le soir pour moins de 40 à 50 dollars », ajoute-t-elle, sans compter les frais de voiturier, qui vont désormais jusqu’à 5 dollars à Beyrouth.
Mais ce ne sont pas seulement les loisirs qui lui coûtent plus cher, c’est « la vie quotidienne » : « Je payais 9 dollars pour une paire de lentilles de contact l’an dernier. Aujourd’hui, elles sont à 15 », note la jeune femme. Idem pour son abonnement à la salle de sports qui lui coûtait « 80 dollars par mois en 2024 et est maintenant à 100 ».
L’effondrement économique du Liban a anéanti plus de 98 % de la valeur de la monnaie locale depuis 2019, tandis que l’inflation a explosé. Après la récente guerre entre le Hezbollah et Israël, le Liban s’attend à un afflux de touristes et d’expatriés cet été, notamment après la levée des restrictions de voyage pour les ressortissants de certains pays du Golfe. « On a l’impression que les entreprises profitent du retour des expatriés et des touristes. Mais, au final, ce sont les locaux qui en payent le prix », insiste Lara.
Réajustement des prix brutal
« Malgré la stabilisation du taux de change autour de 89 700 livres libanaises le dollar depuis l’été 2023, les prix ont grimpé de 30 % », explique Kamal Hamdan, directeur de l’Institut de consultation et de recherche, un cabinet de conseil en développement et en gestion d’entreprise. Une tendance à la hausse qui persiste même si le taux moyen d’inflation annuel est passé de 221,3 % en 2023 à 45,24 %, selon les chiffres de l’Administration centrale des statistiques (CAS).
Avec une économie libanaise aujourd’hui largement dollarisée, Kamal Hamdan propose deux explications à cette hausse persistante. « Certains secteurs de l’économie ont mis plus de temps à ajuster leurs prix en livres pour refléter la dépréciation, et quand ils l'ont fait, ça a été brutal », explique-t-il, citant par exemple les frais liés à l’éducation qui ont connu une hausse en glissement annuel en avril de 30,74 %.
Pour Samia, ingénieure de 32 ans, « les loyers ont augmenté pendant la guerre et n’ont jamais baissé depuis », alors que la CAS note une hausse mensuelle en avril de 25,92 % pour la location. « À Achrafieh, un appartement coûtait environ 600 dollars. Aujourd’hui, c’est plutôt autour de 1 000 dollars », assure-t-elle. Joyce, elle, qui vit à Byblos, note qu’entre le générateur privé et l’électricité de l’État, elle paie au moins 250 dollars par mois pour 20 ampères, parfois plus. « L’année dernière, on payait plutôt 200 dollars. C’est au moins 25 % de moins. »
La seconde explication, selon Kamal Hamdan, vient d’un problème structurel plus profond lié à la nature oligopolistique des marchés de consommation au Liban. « Une étude que nous avions menée en 2003 montrait que, dans deux tiers des marchés libanais, trois entreprises contrôlaient 70 % des parts de marché. Cette réalité est toujours valable aujourd’hui », affirme-t-il.
Il ajoute que, bien que plusieurs lois antitrust (contre les monopoles) aient été adoptées au cours des vingt dernières années, leur application reste inefficace. « Nous vivons dans un système économique extrêmement libéral – si libéral, en fait, que même les règles de base du libéralisme économique ne sont pas respectées au Liban », indique-t-il.
Faible pouvoir d’achat
Pour Nagi Morkos, consultant en restauration et hôtellerie chez Hodema Consulting Services, la hausse des prix dans les restaurants et bars reflète moins une nouvelle augmentation qu’un retour aux niveaux d’avant-crise. « Le vrai problème, c’est que si les prix ont explosé, les salaires – qui ont été fortement érodés pendant la crise – n’ont pas suivi. Le pouvoir d’achat des gens est aujourd’hui plus faible qu’il ne l’était avant. »
Même le salaire minimum, qui était d’environ 675 000 livres (soit 450 dollars au taux de 1 500 livres le dollar) avant la crise, n’a jamais retrouvé son niveau. Fixé aujourd’hui à 18 millions de livres (200 dollars), un projet visant à l’augmenter à 28 millions (312 dollars) est en attente d’approbation du gouvernement. « Les gens trouvent que les prix sont élevés car ils les comparent à ceux d’il y a trois ans. Pour ceux qui gagnaient alors leur salaire en dollars « frais » (devises étrangères non soumises aux restrictions bancaires, NDLR), tout semblait moins cher. »
« Les hausses de prix modestes dans les restaurants s’expliquent par les années de crise », affirme Nagi Morkos. Les produits importés étant indisponibles ou trop coûteux, beaucoup se sont tournés vers des alternatives locales bon marché et ont supprimé les produits de luxe comme le homard. « Aujourd’hui, les articles haut de gamme réapparaissent progressivement sur les menus. »
Selon les chiffres de la CAS, les prix de l’alimentation et des boissons non alcoolisées ont augmenté de 20,87 % sur un an en avril, tandis que les prix des restaurants et hôtels ont grimpé de 14,88 % sur la même période. Compte tenu de la forte dépendance du Liban aux importations, Nagi Morkos note que l’inflation mondiale et la hausse des taxes à l’importation ont pu faire grimper les prix localement.
Hani Bohsali, président du syndicat des importateurs de denrées alimentaires, affirme lui aussi ne pas avoir observé de changements drastiques de prix jusqu’à présent. Il souligne toutefois que l’euro s’est renforcé de 10 % au cours des deux derniers mois, rendant les importations européennes automatiquement plus chères. Cette appréciation de l’euro survient alors que le dollar s’est affaibli face aux principales devises, à la suite de l’imposition de droits de douane massifs par le président américain Donald Trump et de l’incertitude économique mondiale qui en découle.
En 2024, les importations du Liban en provenance de l’Union européenne s’élevaient à 5,32 milliards de dollars, selon Comtrade, la base de données des Nations unies. Cela étant, « le Liban a toujours été un pays où le coût de la vie est élevé », souligne le syndicaliste.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs.
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15 h 19, le 25 mai 2025