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Nos Lecteurs ont la Parole

Plus d’un siècle sans régulation bancaire

La nomination récente du gouverneur de la Banque du Liban (BDL) a suscité d’intenses débats au sein des cercles politiques et économiques. Au-delà des clivages partisans habituels, cette nomination s’inscrit dans une dynamique historique complexe, remontant à l’époque post-ottomane. Un aperçu de cette trajectoire historique semble indispensable pour appréhender les enjeux structurels qui pèsent aujourd’hui sur la régulation du secteur bancaire libanais.L’avant-BDL, de la Banque impériale ottomane à la Banque de Syrie et du Liban (1918-1943) : à la suite de l’éclatement de l’Empire ottoman, le Liban passe sous mandat français. Sur le plan monétaire, la Banque impériale ottomane (BIO), qui faisait alors office de banque centrale de facto, est remplacée par sa filiale, la Banque de Syrie et du Liban (BSL), une société de droit français, créée à Paris le 2 janvier 1919 par les mêmes actionnaires de la BIO, notamment le Comptoir national d’escompte de Paris et la Banque de Paris et des Pays-Bas, ancêtres de BNP Paribas. La France lui octroie un privilège exclusif d’émission monétaire au Liban. La BSL remplit également les fonctions de banque de dépôt et d’agent financier de l’État. En marge de ces fonctions régaliennes, la BSL continue à exercer une activité commerciale lucrative, notamment à travers l’octroi de crédits au secteur public et au secteur privé. Elle exerce donc la quasi-totalité des prérogatives d’une banque centrale, à l’exception du contrôle de l’activité bancaire. Cette situation convenait parfaitement aux banques libanaises, qui opéraient dans un cadre largement déréglementé.

Indépendance politique, subordination économique et laisser-faire bancaire (1943-1963) : malgré l’accession du Liban à l’indépendance en 1943, le statut de la BSL reste inchangé ; avec ses actionnaires majoritairement français, elle demeure une quasi-banque centrale. Son président, René Busson, concentre alors un pouvoir économique équivalent à celui d’un véritable « dictateur économique » (Carolyn Gates, The Merchant Republic of Lebanon, 1998, p. 93). Durant cette période, le secteur bancaire connaît une expansion rapide, toujours dans un vide réglementaire. L’influence politique croissante des banquiers leur permet de bloquer toute tentative de création d’un organisme de surveillance et de maintenir le laisser-faire. Cette période atteint son point d’orgue avec l’adoption de la fameuse loi du 3 septembre 1956, instaurant le secret bancaire, texte porté par Raymond Eddé, un Janus appartenant à la fois au monde politique et au secteur bancaire. Très rapidement, le nombre de banques opérant au Liban passe de 9 (en 1945) à plus de 90 (en 1966).

La création de la BDL, un compromis sous pression (1964) : contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la création d’une banque centrale ne faisait pas l’unanimité. Elle ne fut obtenue qu’au terme d’un long affrontement opposant les banquiers aux partisans d’une régulation moderne, dans le sillage de ce qui se passait ailleurs dans le monde (Hicham Safieddine, Banking on the State, 2019, chap. 2). Une bonne partie des banquiers libanais considéraient l’autorité de régulation comme une atteinte au libéralisme économique qui distingue le Liban des autres pays de la région. Ils ont fini par accepter la création de la BDL parce qu’ils étaient convaincus que le contrôle de la future autorité de régulation serait exercé en tenant compte de leurs intérêts. Cette idée d’un contrôle « soft » fut clairement défendue par Pierre Eddé, président de l’Association des banques de l’époque, qui estimait que « la banque centrale trouverait que la coopération avec l’Association des banques est la méthode idéale pour prévenir les distorsions, par la compréhension plutôt que par la coercition, et par la persuasion plutôt que par des dispositions écrites ».Le défaut de régulation, source de tous les maux : l’absence d’une banque centrale dotée de véritables pouvoirs de régulation a promu une politique de laisser-faire bancaire, qui a largement contribué à la prolifération de pratiques peu orthodoxes et à la prise de risques inconsidérés. Ainsi, une inadéquation structurelle entre des dépôts à court terme et des investissements à long terme placés à l’étranger a conduit à l’effondrement de la Banque Intra, alors première institution bancaire du pays. Avec la mise en place de la BDL en 1964, on pouvait espérer une normalisation de l’activité bancaire. Il n’en a rien été. Sans adhérer pleinement à l’avis, pourtant sérieux, selon lequel le conseil d’administration de la BDL était toujours sous l’emprise du lobby bancaire, force est de constater que le contrôle prudentiel exercé par la nouvelle autorité de régulation a toujours été lacunaire. À quelques exceptions près – où il était nécessaire de sanctionner de petites banques afin de préserver la crédibilité du secteur – la BDL n’a jamais exercé de coercition à l’égard des principaux établissements bancaires. Pourtant, les occasions n’ont pas manqué. Durant les dernières décennies, les banques libanaises ont massivement concentré leurs dépôts auprès de la BDL, en violation flagrante des normes de Bâle II sur la diversification du risque. Au lieu d’imposer des limites ou des sanctions, cette dérive fut initiée et généreusement récompensée par... l’autorité de régulation ! C’était confier la garde du poulailler au loup. « Quis custodiet ipsos custodes ? » On connaît bien l’ampleur de la crise qui en a résulté.

Les deux crises de 1966 et de 2018 illustrent les conséquences catastrophiques d’une activité bancaire peu ou pas réglementée. Il s’agit d’une pathologie chronique du modèle bancaire libanais. Il est temps de reconnaître que l’instauration d’un véritable contrôle du secteur bancaire est une priorité absolue et qu’il faut mettre fin à cette anomalie libanaise qui dure depuis 1918.La récente nomination du gouverneur, continuité ou rupture : loin de présager un renforcement de la régulation, la désignation du nouveau gouverneur de la BDL ne semble pas marquer une rupture avec le passé. Bien au contraire, elle s’inscrit dans la continuité d’une tradition où le lobby bancaire, solidement ancré dans les arcanes du pouvoir, a encore réussi à imposer ses préférences à la classe politique. Tant que cet équilibre des forces ne sera pas redéfini, les erreurs du passé risquent fort de se reproduire, au prix de nouvelles crises financières aux conséquences potentiellement dramatiques pour l’économie nationale.

Avocat à la Cour

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La nomination récente du gouverneur de la Banque du Liban (BDL) a suscité d’intenses débats au sein des cercles politiques et économiques. Au-delà des clivages partisans habituels, cette nomination s’inscrit dans une dynamique historique complexe, remontant à l’époque post-ottomane. Un aperçu de cette trajectoire historique semble indispensable pour appréhender les enjeux structurels qui pèsent aujourd’hui sur la régulation du secteur bancaire libanais.L’avant-BDL, de la Banque impériale ottomane à la Banque de Syrie et du Liban (1918-1943) : à la suite de l’éclatement de l’Empire ottoman, le Liban passe sous mandat français. Sur le plan monétaire, la Banque impériale ottomane (BIO), qui faisait alors office de banque centrale de facto, est remplacée par sa filiale, la Banque de Syrie et du Liban...
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