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Culture - Focus

Tripoli : Une ville en marge, mais une muse en pleine lumière

Alors que le photographe Vincent Genet a sorti récemment sa « Fresque de Tripoli » ( Trans Photographic Press, 2024), la sociologue Marie Kortam a publié ses recherches de longue haleine sur la ville, dans « Tripoli, une ville dans la marge » (éd.Presses de l’IFPO, 2024). Comment expliquer le succès éditorial de cette cité portuaire longtemps délaissée ?

Tripoli : Une ville en marge, mais une muse en pleine lumière

Tripoli sous l'objectif du photographe Vincent Genet. Avec l'aimable autorisation de l'artiste

Décidément Tripoli a le vent en poupe. Infatigable muse artistique depuis quelques années, la ville n’a de cesse de se réinventer en musique, en littérature, et cette fois sous la forme d’une fresque photographique, dans les yeux de Vincent Genet. Dans son ouvrage Fresque de Tripoli (Trans Photographic Press, 2024), qui entrelace textes polyphoniques et clichés, l’artiste livre une vision originale de la ville, qu’il saisit à vif, tout en la recomposant par un agencement signifiant des photographies.

Objets du quotidien, scènes de rue, effervescence du port, façades aux mille visages, réminiscences du chemin de fer, une verdure qui reprend ses droits aux abords de la ville, la tartine des enfants le matin… La plongée dans l’espace urbain est kaléidoscopique, accompagnée parfois de paroles recueillies ou des mots de l’artiste, dont la fresque relate aussi un coup de foudre pour Tripoli. La balade qu’il propose au fil de l’ouvrage est plaisante, tout en racontant les difficultés multiples d’une cité marquée par la misère et l’abandon.

Vincent Genet se définit comme un « photographe indépendant ». Avec l'aimable autorisation de l'artiste


Vincent Genet se définit comme un « photographe indépendant ». Celui qui n’aime pas les étiquettes explique que son ouvrage correspond à un « travail documentaire, mais ce n’est pas que cela ». Il admet que c’est la première fois qu’il réalise une monographie sur une ville découverte un peu par hasard. « Une de mes connaissances avait une école de langue arabe à Tripoli, je comptais y rester trois mois, et j’y ai passé un an, entre 2021 et 2022. D’ordinaire, je travaille sur la France, à Nice, ma ville d’origine, et Paris, où je vis actuellement. J’avais besoin de regarder ailleurs pour mieux revenir », ajoute-t-il.

Genet n’avait pas de sujet en tête en arrivant à Tripoli. « Le projet s’est construit petit à petit, pour aboutir à une exploration personnelle de l’espace, que j’ai organisé en 6 espaces urbains, aux contours assez poreux », précise l’artiste. Le lecteur découvre un objet-livre insolite, qui mélange les genres. « C’est par la forme que l’on peut transmettre des émotions, sinon je me contenterais de disposer des photos avec des légendes qui en expliquent le contenu. La question est de savoir ce que signifie habiter la ville de Tripoli, à travers les yeux d’un étranger. Je ne voulais pas adopter le point de vue du témoin, qui ne se mêle pas trop : je me situe dans les clichés, je suis avec les gens. La photographie est un langage, c’est important de préciser de quel point de vue je regarde», ajoute le photographe.

Dans la même perspective, il précise à la fin de la fresque dans quelle lignée artistique il se positionne, de Céline à Kubrick, en passant par Toni Ungerer ou Gustave Doré.

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 Le pouls inconstant d’une ville multiple

Selon la partie de la ville abordée, la manière de photographier est totalement différente. « La vieille ville et sa partie mamelouke qui date du XIIIe siècle est représentée par des diptyques qui rendent compte de l’extrême diversité du lieu. Si le port n’est pas très étendu, il ressemble à une ville dans la ville, et j’ai cherché à incarner cette densité par une scénographie intense, incisive », explique Genet.

Dans le foisonnement d’une architecture souvent décatie et sédimentée, la foire Rachid Karamé crée un effet de contraste. « Cet endroit est particulier, il est souvent vide, et tout a été construit par un architecte , il y a une vision cohérente dans cette esthétique du béton. J’ai également choisi une disposition en diptyque, mais les photographies présentées me semblent plus conventionnelles, plus linéaires. Le rythme des diptyques de la foire est différent de ceux de la vieille ville », poursuit l’artiste, qui partage avec son lecteur le pouls inconstant d’une ville multiple.

Le photographe français Vincent Genet emmène le spectateur à l'intérieur de la ville de Tipoli. Avec l'aimable autorisation de l'artiste


Vincent Genet n’a pas cherché à masquer la réalité difficile de Tripoli. « La ville est dans un état catastrophique, la dernière fois que je me suis rendu au port, j’ai constaté que la mosaïque que j’avais prise en photo a été détruite. Les immeubles sont dans un état lamentable, et je raconte d’ailleurs l’effondrement de l’un d’eux dans la fresque, et c’est loin d’être une exception ! Ce livre n’est pas fait pour la contemplation, je l’ai voulu immersif : je commence par des photos un peu romantiques de la vieille ville dans les premières pages, puis j’aborde rapidement la réalité des gens. C’est une technique narrative pour emmener le lecteur à l’intérieur de l’histoire », précise celui qui reconnaît qu’après ce travail, sa relation a évolué avec la ville. « Je suis en couple avec une Tripolitaine, Sarah Kabbout, qui m’a aidé dans mon travail. Maintenant c’est une ville où je retrouve mes amis, mes photos sont différentes, elles sont de l’ordre de l’intime », explique-t-il.

La fresque a déjà été exposée dans le squat La Trotteuse, à Pantin, en décembre dernier, et Vincent Genet souhaiterait réitérer l’exposition de son travail photographique, en soignant particulièrement les compositions de l’accrochage. En parallèle il travaille sur un manuel de photographie.

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Tripoli, une ville dans la marge ?

Spécialiste des questions de la violence des conflits armés et de la dialectique entre centre et périphérie, la sociologue libanaise Marie Kortam a présenté son dernier ouvrage, Tripoli, une ville dans la marge, samedi dernier à l’IMA, dans le cadre du programme « Liban, défis d’une nation ». Chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient, la spécialiste a rassemblé dans son livre des années de recherche sur sa ville natale, Tripoli. « Mon travail a été mené dans différents cadres, dont le Christian Michelsen Institute de Bergen, Carnegie, et une bourse de post-doctorat du Conseil arabe des sciences sociales, basé à Beyrouth », précise-t-elle. « Après avoir passé quelques années en France, j’ai été saisie par l’évolution, ou plutôt l’involution de Tripoli, avec une profonde détérioration sur un plan urbain, architectural, social… Il y avait une telle usure de la ville, que l’on retrouvait chez les gens. Je travaillais alors sur le camp de Baddawi et sur Jabal Mohsen, et je constatais la misère de la ville tous les jours : j’ai eu envie de travailler sur ces thématiques », explique Marie Kortam. Selon elle, la marginalisation de la ville correspond à une volonté politique. « Aussi bien au niveau national que local ! On a pas mal de ministres ou de députés qui se disent de Tripoli ou qui sont élus selon les différents quotas, mais, le plus souvent, ils ne vivent pas dans la ville, ils ne connaissent pas ses habitants et la réalité du terrain. J’ai eu l’occasion de travailler sur les fêtes de ramadan dans différentes villes, et j’ai constaté qu’à Saïda, au contraire, les hommes politiques cherchent à créer des liens avec habitants ! » martèle-t-elle. « La ville a connu un déclin important des différents secteurs traditionnels, notamment la menuiserie. Outre la misère économique, ce sont les tensions communautaires qui sont mises en avant, alors que la diversité est un des éléments-clés de l’identité de la ville. Outre son potentiel géographique, une de ses forces est son capital humain, le sens de l’accueil et de la solidarité », indique l’autrice, qui propose dans son livre un état des lieux de la situation de la ville, en invoquant les causes historiques et contemporaines de sa marginalisation.

Marie Kortam, sociologue, auteure de « Tripoli, une ville dans la marge ». Avec l'aimable autorisation de l'auteure


Après ce tableau préoccupant, comment expliquer le succès de Tripoli ? « Je crois que c’est lié au soulèvement de 2019. La ville a montré un autre visage en se révoltant de manière organisée, loin de sa réputation islamiste. Tripoli a commencé à susciter la curiosité, cela incite les gens à la découvrir… » conclut-elle d’un sourire énigmatique. 

Décidément Tripoli a le vent en poupe. Infatigable muse artistique depuis quelques années, la ville n’a de cesse de se réinventer en musique, en littérature, et cette fois sous la forme d’une fresque photographique, dans les yeux de Vincent Genet. Dans son ouvrage Fresque de Tripoli (Trans Photographic Press, 2024), qui entrelace textes polyphoniques et clichés, l’artiste livre une...
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