
Les deux musiciens français Robin Antunes et Benjamin Garson. Photo Leah Cold
Cet album est composé de quinze morceaux aux sonorités étranges et inclassables. Une immersion déroutante dans un Liban en délitement, presque dystopique, d’où émergent ici et là des intervalles d’une troublante harmonie. Il faut écouter et réécouter cette toile de sons, de bruits et d’arpèges que Benjamin Garson et Robin Antunes ont composée et enregistrée à Tripoli en septembre 2022. « On raconte notre Tripoli, comment on a vu, ressenti, entendu, fêté, écouté, partagé dans cette ville. On a fait beaucoup de field recording dans toute la ville, ce qui nous a inspirés des compositions et dont on s’est servis en postproduction pour superposer des sons de la ville à certains morceaux de l’album », explique le violoniste. Ces textures sonores si particulières que parviennent à créer les deux musiciens dans l’album sont obtenues par l’usage de fil de fer ou de pinces à linge, ou encore d’aluminium et de pâte adhésive entre les cordes des instruments. Dissonances, distorsions, bruits stridents, rythmes saccadés, autant d’éléments qui donnent de fausses impressions d’accident en jouant sur les attentes des auditeurs, et qui confèrent d’ailleurs un caractère expérimental à la musique de ces deux virtuoses qui jouent avec l’euphonie et maîtrisent parfaitement leur sujet.

Et par-dessus tout, on y sent l’âme de Tripoli. Les enregistrements ont été captés dans des lieux emblématiques de la capitale du Nord tels que le hammam Ezzeddine, l’église arménienne de Beit el-Fan ou encore Beit el-Nessim, ancienne demeure ottomane du XVIIIe siècle. On y entend aussi des sons enregistrés dans les souks mamelouks de la vieille ville, de la place Tal ou encore des échos bétonneux du dôme de la Foire internationale Rachid Karamé. « Cet album arrive à refléter une certaine pluralité musicale et sociale qui se marie assez bien avec l’histoire et la vie tripolitaines et libanaises en général. Tous les morceaux retranscrivent une sensation, un souvenir, même un engouement que nous avons eu pour les gens rencontrés au fil des jours à Tripoli », précise Benjamin Garson.
Tripoli, un lieu de résidence artistique inédit
En 2022, les deux musiciens français sont alors les tout premiers résidents de l’extension de la Villa al-Qamar à Tripoli, le programme de résidence artistique de l’Institut français du Liban qui n’avait jusque-là accueilli d’artistes qu’à Deir el-Qamar. Pour cette extension tripolitaine, l’Institut français s’était alors appuyé sur une structure locale émergente : le hub musical Rumman, une association spécialisée dans le développement de la scène musicale tripolitaine qui jouera un rôle de première importance dans l’accompagnement des musiciens français. « Benjamin et moi, nous sommes des musiciens de jazz et de musiques improvisées français : on n’avait jamais connu le Liban d’avant la crise, et surtout à ce moment-là, on ne découvre que Tripoli, ce qui pourrait être considéré comme assez particulier pour une unique et première approche du Liban. On ne savait pas vraiment à quoi nous attendre », révèle Robin Antunes. Le musicien, qui est revenu déjà cinq fois au Liban, décrit aujourd’hui une expérience bouleversante : « Je trouve qu’il y a vraiment un esprit tripolitain qui n’a rien à voir avec Beyrouth par exemple. Il y a quelque chose dans cette ville qui me touche beaucoup dans l’architecture, ses lieux emblématiques, l’ambiance de certains quartiers, son histoire, ou encore à Mina où on a habité tout ce mois de résidence, et où chaque son, chaque façade, chaque échange avec les habitants était extrêmement inspirant. »

En plus d’une sortie de résidence extraordinaire qui a eu lieu lors de la première édition du Rumman Musical Festival dans la Foire internationale Rachid Karamé en septembre 2022 devant plus de 1 500 personnes, Benjamin et Robin ont eu l’occasion de revenir en mai 2024 au Liban pour présenter l’album à l’occasion d’une tournée soutenue par l’Institut français du Liban et le label Tchokotchok. Ils ont joué l’album au Stereo Kawalis de Tripoli, à Yardbird à Jounieh, au Ashtar Jazz Bar de Byblos, mais aussi au Mir Amin Palace de Beiteddine, ainsi qu’au palais Debbané à Saïda et à Riwaq à Beyrouth.
Le mois dernier, dans le contexte de la guerre au Liban, ils ont présenté l’album dans le XIXe arrondissement de Paris, à l’Atelier du plateau, où était invité le collectif A(c)rt For Beirut, qui exposait des œuvres à l’entrée de la salle et dont tous les bénéfices des ventes étaient reversés à des associations qui œuvrent sur place. Ce fut aussi l’occasion pour eux de collaborer avec l’artiste libanais Kabrit qui a dessiné en live sur un écran géant pendant qu’ils jouaient.
En attendant de découvrir le documentaire du réalisateur tripolitain Ahmad Naboulsi consacré au projet Trablos, découvrez l’album sur Spotify, ou en visionnant sur YouTube les clips de Bwaaaaaaannnn et de Paradox, filmés respectivement dans la citadelle Saint-Gilles de Tripoli et le hammam Ezzedine.
Les albums sont à télécharger ici.