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Culture - Théâtre

Zeina Daccache, dramaturge, et Joseph Jules, ex-détenu, hors les murs

L’actrice et dramathérapeute, dont les pièces ont le pouvoir de changer les lois, quitte la prison et ses patients en même temps que Youssef, le doyen des condamnés à perpétuité. Ils doivent désormais affronter le monde réel.

Zeina Daccache, dramaturge, et Joseph Jules, ex-détenu, hors les murs

L’actrice et dramathérapeute Zeina Daccache dans « Ly chabakna ykhallessna » (Que celui qui nous a liés nous délivre). Photo Ghassan Aflak

Treize ans qu’elle passe ses journées dans l’univers carcéral libanais, prisonnière volontaire, à créer des pièces de théâtre avec les détenus, à tenter de réparer en eux tout ce qui conduit au crime à travers la dramathérapie. Treize ans que chaque pièce écrite et mise en scène par Zeina Daccache est couronnée par une modification des lois pénales et carcérales vers plus d’humanité et de modernité.

Son premier travail dans la foulée de la création en 2007 de son ONG Catharsis est la production de 12 Angry Lebanese avec des détenus de la prison de Roumieh, au sein même de la prison. Pour la première fois dans l’histoire de ce pénitencier exclusivement masculin, on voit arriver le beau public des festivals, l’intelligentsia libanaise et les représentants des missions culturelles internationales, qui sortent de cette pièce bouleversés. La pièce donnera lieu à un documentaire couvert d’éloges et gratifié de huit prix, mais elle servira surtout de déclencheur, en 2009, à la mise en œuvre de la loi 463, loi de réduction des peines pour bonne conduite.

En avril 2014, un projet de loi pour la protection des femmes et des membres de la famille face à la violence domestique est adopté au Parlement, en grande partie grâce à sa pièce  Shéhérazade à Baabda. D’autres pièces suivent avec le même succès et le même impact social et politique, l’une avec les travailleuses domestiques migrantes (Shebaik Lebaik, 2014), l’autre avec des résidents des hôpitaux psychiatriques (From the Bottom of My Brain, 2013), en plus de Johar… Up in the Air, interprétée par les détenus de Roumieh. On l’aura compris, Zeina Daccache, lauréate de nombreux prix pour ses contributions exceptionnelles dans le domaine social, est avant tout une femme, une artiste et une actrice désinhibée, qui ne craint rien ni personne et encore moins les tabous. Elle se donne pour mission de dénoncer tout ce qui doit l’être et prête sa voix et ses mots aux plus faibles pour donner à leur défense des arguments qui font mouche. Les détenus lui donnent un surnom de caïd : « Abou Ali ».

Le jeune comédien Sam Ghazal et Joseph Jules, le doyen des détenus à la prison de Roumieh dans la pièce de Zeina Daccache. Photo Ghassan Aflak



Quand le système vous oblige de nouveau à l’irrégularité

Treize ans ont passé, et que s’est-il passé au cours de ces treize ans ? Pour Joseph Jules, le doyen des détenus de Roumieh condamné à perpétuité pour meurtre, la porte de la prison s’ouvre au bout de trente ans de détention à la faveur de la loi sur la réduction de peine mise en place à la suite de 12 angry Lebanese. Un lien étroit s’est noué entre lui et Zeina qui lui a montré en quelque sorte ce chemin où l’on regrette, plus encore que sa liberté perdue, celle qu’a perdue la victime par votre faute. Joseph sort et Zeina « sort » aussi, mission accomplie. Quand on a été le caïd de sa cellule, 15 gars sous vos ordres, électricité et eau courante 24/24, repas et soins assurés quels qu’ils soient et aucun effort à faire pour se maintenir en vie, et que ce grand air tant rêvé vous envoie en pleine figure les contingences dont souffre le gros des êtres libres… quand vous découvrez un pays encore plus défiguré que celui que vous avez quitté, et que ceux que vous avez quitté alors qu’ils étaient enfants ont désormais leurs propres enfants, et que la ville dans laquelle vous avez grandi a été soufflée par une explosion monstrueuse, et que les gens portent des masques… Quand vous avez hâte de vous mettre au travail pour recouvrer votre dignité et que les administrations sont fermées et que vous ne pouvez obtenir aucun permis et que le système vous oblige de nouveau à l’irrégularité, vous réalisez que dedans ou dehors, tout est prison.

Pour Zeina Daccache ce n’est pas bien différent. Sortir du pénitencier, c’est-à-dire ne plus avoir à s’y rendre au quotidien pour travailler avec Joseph et les autres pensionnaires, c’est découvrir tout ce à quoi on a manqué, à commencer par son rôle d’épouse et de mère. « Dehors », tous deux se sentent étrangers. « C’est comme si nous étions prisonniers à l’extérieur, taraudés par le besoin de fuir vers l’intérieur », nous confie Zeina Daccache.

Zeina Daccache et Joseph Jules sur la scène du Monnot. Photo Ghassan Aflak



Un lien de destin entre tous les Libanais

Rattrapés par leurs démons, indéfectiblement attachés l’un à l’autre par le flot de confessions parfois inavouables qu’induit la dramathérapie, Zeina et Joseph se découvrent d’autres points communs, notamment leur quête de sens, obsessionnelle. Tous deux ont aussi perdu leurs pères à un jeune âge et leurs mères tout récemment. Tous deux ont perdu un frère adolescent.  Ly chabakna ykhallessna  (Que celui qui nous a liés nous délivre), titre de la nouvelle pièce de Zeina Daccache emprunté à une chanson du crooner égyptien Abel Halim Hafez, souligne à la fois l’impossibilité de briser ce lien qui est aussi, au sens large, lien de destin entre tous les Libanais. Au-delà de la thérapie par l’art, on est dans un théâtre de la réalité. Une ironie douce court d’un bout à l’autre de ce texte que l’on croirait improvisé tant la parole y est spontanée et coule de source, tant le ton des acteurs est celui de la conversation entre soi et avec le public. À l’entrée, on vous aura distribué une feuille A4 à plier en avion de papier. Ce gimmick permet au public d’interagir avec la scène, de se projeter virtuellement sur les planches à côté des acteurs dont il va très vite partager le ressenti doux-amer. Une invitation aussi au lâcher prise : « Ma fille, Asma, 6 ans, a vécu à mes côtés les maladies de sa grand-mère. Elle était en même temps mon appel à la vie, « Allons jouer, allons à cet anniversaire ! » Dans la pièce, c’est Asma qui lance ces avions avec Batoul, la nièce de Youssef, précisément comme un rappel que nous avons une vie à vivre, une joie à célébrer », commente l’actrice.

Pour mémoire

Zeina Daccache, la voix des couches sociales défavorisées


L’écran, une dimension supplémentaire

La pièce n’est pas uniquement un huis clos entre ces deux vétérans de l’univers carcéral. « Quand j’ai vu, avec nos deux amertumes, ce que ce travail allait devenir, je me suis dit qu’il fallait absolument un troisième personnage, un ingénu avec un regard neuf sur le monde pour apporter à la pièce un nécessaire contraste pour la faire pétiller. Quelqu’un qui porte sur le monde un regard heureux », souligne Zeina Daccache. Ce sera le tout jeune comédien Sam Ghazal qui donne des stand-up où il joue les candides avec un accent bécharriote à couper au couteau. On saluera aussi sur écran, idée brillante qui apporte une dimension supplémentaire à l’univers de la pièce, Cynthya Karam dans le rôle de Nahia, la défunte mère de Youssef, Zeina Daccache dans le rôle de Virginie, sa propre mère, s’adressant aux comparses comme d’un banal balcon du paradis. Sur ce même écran, l’astrologue Maguy Farah présente à Zeina des voyances dérisoires et lui recommande de « ne pas s’emprisonner ». On verra passer des personnages attachants, venus de la vie réelle : Ghassan Aflak, gardien d’immeuble doublé d’un brillant photographe d’événements culturels, pour rien, pour le simple plaisir d’immortaliser de beaux moments ; Habib Karam, l’orphelin devenu cet homme solitaire qui considère le monde entier comme sa famille ; Nadia Boueiz enfin, la madone des prisons, décédée en 2009, une veuve dont le plaisir a été trente ans durant de veiller sur les prisonniers et les drogués, assurant sans contrepartie ce qu’elle pouvait de leur besoins. En tout, une grosse et si nécessaire bouffée d’humanité entre rires et larmes.

« Ly chabakna ykhallessna » au théâtre Monnot, 20h30, tous les week-ends jusqu’au 23 février

Treize ans qu’elle passe ses journées dans l’univers carcéral libanais, prisonnière volontaire, à créer des pièces de théâtre avec les détenus, à tenter de réparer en eux tout ce qui conduit au crime à travers la dramathérapie. Treize ans que chaque pièce écrite et mise en scène par Zeina Daccache est couronnée par une modification des lois pénales et carcérales vers plus...
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