Les conflits sont innombrables. À cause de nos différences ? À cause de notre incapacité à les accepter ?
C’est ce qu’on croit communément, surtout à notre époque politiquement très correcte, qui tolère tout, sauf l’intolérance.
Acceptons-nous les uns les autres : toute paix naîtrait du droit à la différence. Toute violence, de sa violation. Idée sympathique et courte. Car enfin l’assassin peut bien être différent de sa victime. Je ne vois pas quel droit particulier cela lui donne. Et le racisme est une espèce de différence, bien plus significative que la couleur de la peau. Faut-il pour cela tolérer ? Et entre l’homosexuel et l’homophobe ? Les deux sont différents de moi. Ce n’est pas une raison pour les mettre sur le même plan. Il n’y a pas de droit à la différence. Il y a des différences que le droit considère comme nulles, d’autres qu’il protège, d’autres qu’il condamne. C’est dire que les différences font partie de l’universel et lui restent soumises. Elles ne sauraient donc l’abolir. C’est ce que signifient la république et les droits de l’homme. Si nous n’étions tous des humains, aucune différence entre nous ne serait objet de droit. Surtout, ce sont moins nos différences qui nous opposent, le plus souvent, que nos ressemblances.
Pourquoi les conflits ? À cause du désir et de la convergence des désirs : parce que les hommes désirent presque toujours les mêmes choses et qu’ils ne peuvent, ces choses étant en quantité insuffisante, les posséder tous. C’est ce qu’avait vu Hobbes : « Si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis... Et dans leur poursuite de cette fin, chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre... » De là cette guerre de chacun contre chacun, comme il disait aussi, qui caractérise l’état de nature, et dont il s’agit – par le droit, par la politique – de sortir. Un procès vaut mieux qu’une vendetta. Des élections valent mieux qu’une guerre civile.
Pourquoi les conflits ? Parce que nos désirs nous opposent d’autant plus qu’ils se ressemblent davantage, et se ressemblent d’autant plus qu’ils tendent à s’imiter mutuellement. C’est ce que René Girard appelle « la fonction mimétique », que Spinoza appelait « l’imitation des affects ». Mais alors, si « le désir est l’essence même de l’homme », comme disait Spinoza et comme Freud le confirme, il faut en conclure que le conflit est l’essence même de la société. Que la lutte des classes soit le moteur de l’histoire, c’est une idée forte. Mais comment cette lutte, dès lors, pourrait-elle disparaître ? Ce serait la fin de l’histoire et cela dit assez que ce n’est qu’une utopie.
Pessimisme ? Au contraire ! S’il fallait supprimer les conflits pour aboutir à la paix, le pire toujours serait à craindre. S’il suffit de les réguler, de les encadrer, de les surmonter, la paix qui est l’intérêt de tous devient plus probable. C’est ce qui explique la plupart des progrès que la civilisation permet ou qui la constituent. Se donner un État, des lois, une justice, respecter un certain nombre de valeurs communes, d’idéaux communs, ce n’est pas supprimer les conflits, puisqu’on ne le peut, puisqu’on ne le doit (ce serait supprimer le désir, donc l’humanité : la paix, alors, serait celle de la mort ou des robots). Mais c’est se donner les moyens de les gérer pacifiquement. C’est supprimer non le conflit, mais la violence, autant que faire se peut, et c’est ce qu’on appelle, en effet, la civilisation. Cela vaut dans tout groupe humain, par exemple dans la société voyez Marx, dans la famille voyez Freud, ou dans l’entreprise voyez nos syndicats.
Toute communauté n’est donc pas une démocratie, ni n’a à l’être. Mais il n’y a pas de groupe humain sans conflit. La paix n’est jamais donnée d’abord ni définitivement. C’est pourquoi il faut la faire et, régulièrement, la refaire. La démocratie, qui est le plus conflictuel des régimes politiques, est pour cela « le plus naturel », disait Spinoza, et le meilleur.
Maroun ABOU-KHEIR
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