Il y a un mois seulement, ils avaient arrêté d’y croire. De Paris, de Londres, de Dubaï, de Riyad, de New York, de Milan, de Berlin, de Sydney ou de Montréal, collés à leurs smartphones, scotchés aux nouvelles, reliés aux Liban par des écrans ou des voix familières mais lointaines, ils étaient devenus les spectateurs impuissants d’une guerre qui n’en finissait plus de s’étendre et s’intensifier en défiant la science-fiction. De loin, ils regardaient leur Liban un peu plus dévoré par le feu israélien, et ils n’y croyaient définitivement plus. De jour en jour, d’heure en heure, ils voyaient les tentatives de cessez-le-feu échouer l’une après l’autre, et avec, l’espoir d’un retour de plus en plus impossible. Il y a un mois seulement, pour eux tous, la simple idée de rentrer pour les fêtes, de rentrer chez eux, à la maison, semblait être de l’ordre de l’irréalité. Au bout du fil, avec la voix cassée et essoufflée, leurs parents leur avaient tous dit plus ou moins la même chose, « Fais d’autres plans pour Noël, impossible que tu viennes à Beyrouth cette année », « Oublie le Liban, il est hors de question que tu rentres », « Reste loin, reste en sécurité, je t’interdis de mettre les pieds ici », « C’est parti pour durer, ça ne finira jamais ». Petit à petit, et même si le cœur et le corps s’y refusaient, ils avaient fini par accepter à regret qu’en effet, cette année, ce Noël, il faudra oublier le Liban.
Un possible retour
Mais comment faire sans un Noël au Liban ? Et puis comme ça, tandis qu’ils n’en finissaient pas de retourner cette question dans tous les sens avec le cœur en mille morceaux, ils s’étaient réveillés un matin de fin novembre avec cette même gueule de bois, ils avaient regardé leurs écrans qui trois mois durant n’avaient déversé que les pires de nouvelles, et c’était comme un miracle. Un cessez-le-feu, cette fois pour de vrai. Une trêve ? La fin ? Un moment pour reprendre son souffle ? Personne n’avait vraiment compris ce qui s’était tramé dans leur dos, si étrangement et en si peu de temps, mais ça n’avait pas d’importance. De Paris, de Londres, de Dubaï, de Riyad, de New York, de Milan, de Berlin, de Sydney ou de Montréal, la première pensée, la première chose qui leur avait effleuré l’esprit était cette soudaine et inespérée possibilité de retour à la maison. Et comme ça, presque en un claquement de doigts, ils s’étaient tous jetés sur le site de la Middle East. Les billets pour Beyrouth coûtaient un bras, mais le désormais miracle de pouvoir rentrer n’avait pas de prix, d’autant plus que la veille, ils s’étaient couchés en n’y croyant pas. D’autant plus qu’une poignée de jours plus tôt, ils se demandaient s’il restera quelque chose de leur pays d’ici à la fin de l’année. Et comme ça, presque en un battement de paupières, les voix lointaines et familières de leurs proches et leurs parents avaient par magie retrouvé un souffle de vie en leur disant : « Tu as pris ton billet ? Fais vite, il ne reste presque plus de places sur les avions ! » Et comme ça, sans avoir pris ou eu le temps de comprendre ou de digérer quoi que ce soit, leurs parents qui la veille les sommaient d’oublier le Liban leur avaient dit : « Viens, on t’attend. »
Leurs mères avaient décoré la maison pour eux, ressorti la crèche et le sapin de Noël de leur enfance, rempli les bonbonnières de ces mêmes chocolats dans leurs papiers dorés et argentés. Elles leur avaient fait le plein d’essence, remis les draps délavés sur leurs lits d’éternels enfants, elles avaient rempli le frigo et commencé à préparer les plats qu’ils aiment et auxquels ils rêvent toute l’année durant. Et puis comme ça, de Paris, de Londres, de Dubaï, de Riyad, de New York, de Milan, de Berlin, de Sydney ou de Montréal, ils étaient montés à bord de ces avions qui, quelques jours plus tôt seulement, décollaient entre les missiles et les explosions.
L’odeur des mandarines sur les doigts
Mais cette fois, cette année, tout prenait pour eux une dimension différente. À leurs yeux, chaque instant de ce voyage ressemblait à un petit miracle. L’atterrissage dans cette ville aux lumières et à la vie retrouvées quand plus personne n’y croyait. Les arrivées bondées à l’aéroport de Beyrouth, et la foule de parents, et d’enfants, et de vieux, et d’amants, et d’amis qui avaient réussi encore une fois, et on ne sait pas trop comment, à se remettre debout et à réapprendre l’espoir. Le taxi qui traverse une autoroute et des quartiers où, un mois plus tôt à peine, il n’y avait que la mort qui osait s’aventurer. La lumière aperçue dans certains appartements de ces quartiers de la banlieue, et la force de ces Libanais prêts à revenir et recommencer malgré tout. À leurs yeux, chaque instant de ce retour n’avait jamais été aussi précieux. Chaque chose, chaque odeur, chaque saveur, chaque visage, chaque morceau du paysage qui, un mois plus tôt, était voué à disparaître prenait tout à coup la dimension d’un trésor. Seul le fait de respirer le parfum de leurs grands-parents, seul le fait de se retrouver avec leurs amis d’enfance et de toujours dans les endroits où ils ont laissé leurs souvenirs d’adolescence, seul le fait de partager une nuit avec un ancien amant dont la peau a l’odeur de Beyrouth, seuls ces moments peut-être dérisoires abritaient tout l’émerveillement du monde. À leurs yeux, un futile rayon de soleil posé sur leur peau ressemblait à de l’or. Une simple gorgée d’arak ou de bière mélangée à l’odeur de l’iode suffisait à faire plisser leurs yeux de plaisir. Rien que les bruits de la ville qui revit, rien que les rires chauds des gens en fin de soirée, avec une man’ouché dans la main et le soleil cotonneux qui se lève dans leur dos, devenaient le plus beau moment qui soit. Juste le parfum du café arabe le matin, le goût d’un sandwich de chawarma, l’odeur des mandarines sur les doigts, celle de l’eau de Javel déversée dans la cage d’escalier ou le sourire de l’épicier du coin, contenaient quelque chose qui dépasse bonheur.
Et dans le fond, juste avoir pu être là, juste avoir pu rentrer ; juste ça avait été pour tous ceux qui, un mois plus tôt, n’y croyaient plus, un miracle…