Dans ce Liban où la haine a la densité de notre histoire millénaire, nous n’osons plus rêver d’être heureux, tant le bonheur nous paraît insolite dans ce paysage désertique où court la violence, lèpre envahissante qui défigure les murs de nos régions... Même, une capitale méconnaissable où les bombes ont remplacé le bruissement soyeux des conversations, où le rire a été effacé à coups d’obus et l’hospitalité gommée par les armes de tous calibres. Un millénaire de tensions, telle une blessure longiligne qui n’arrive pas à cicatriser.
Dans ce pays de folie suicidaire, le bonheur revêt pour nous un visage abstrait. Nos yeux fatigués par tant de violences n’ont-ils pas le droit d’être émerveillés, au moins, par le scintillement des étoiles, comme si chacune d’entre elles était un feu de joie, une île de feu, un point de repère vers quoi convergent notre attente et notre espoir ? Éphémère, lancinante utopie !
Ne pouvant dessiner les lignes de l’avenir, tant il est incertain, les Libanais s’accrochent aux miettes du passé, cherchant dans les coins de leur mémoire les images réconfortantes d’un passé encore présent, recollent fébrilement des souvenirs d’un bonheur lointain et dont ils gardent l’âpre nostalgie. Le futur problématique, le présent menacé d’éclatement et comme suspendu au néant, seul le passé offre la sécurité de ce qui fut, de ce qui a été vécu. Même éteinte, l’idée de bonheur présentera une certaine séduction.
Nous ressemblons au héros de Patrick Modiano (Quartier perdu) qui, après vingt ans d’absence, retourne à Paris où il renoue les fils de son passé. Des quartiers entiers surgissent à l’orée de la conscience, une foule bigarrée d’amis et de personnages jaillit de la brume, des paysages effacés affluent à la surface. Ainsi, tout un monde, enfoui sous les pierres de l’oubli, commence-t-il à vivre une seconde vie, comme s’il n’avait jamais disparu dans les plis de l’absence.
Le Liban, dépouillé de ses fleurs et de ses valeurs, ressemble au jardin dont parle le poète Georges Schéhadé :
« Sous le soleil violet du temps passé
Dans le voyage des feuilles mortes
Il était une fois un jardin sans fleurs
Personne n’y venait
Ni l’écho ni les âmes
À part quelques chasseurs fatigués par leur âge
Qui traversaient par là. »
Personne ne vient dans ce jardin où poussent les épines : aucune des âmes charitables. On ne trouve dans cet étrange « jardin » que des hommes armés, déterminés à tuer leurs frères au nom d’Allah !
Le langage politique est faussé, ainsi qu’une horloge aux aiguilles folles... Un ciel d’obus, qui pleut sous une force torrentielle inimaginable... Une volonté destructrice... La sécurité est muselée... On sème l’anarchie, on propage le chaos et l’émiettement géographique… Et l’on se demande par quel miracle le Liban pourrait-il encore exister !
C’est encore Georges Shéhadé dans Le Nageur d’un seul amour qui décrit le mieux la mélancolie qui saisit chacun d’entre nous :
« Voici l’automne et ses froides étoiles
Il reste assez de vent pour s’enfuir
L’oiseau d’Afrique demande l’heure
Mais la mer est loin comme un voyage
Et les pays se perdent dans les pays
Écoute à travers les ramures
Le bruit doré d’un arbre qui meurt. »
Maroun ABOU-KHEIR
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.