Elle est née Beatrice Maria Adelaide Marzia Vio, quatre prénoms, comme ses quatre membres amputés à la suite d’une méningite fulminante, suivie de nécroses, à l’âge de 11 ans. Appelez la « Bebe » ; ce tout petit diminutif qui résume son prénom à tiroirs est aussi retentissant que son corps en apparence réduit, mais amplifié par le courage et la ténacité. Dès l’âge de cinq ans, elle se passionne pour l’escrime. Il faut savoir qu’à ce sport, qui comporte une grande dimension cérébrale, l’Italie aligne 135 médaillés depuis l’aube des Jeux olympiques modernes, et Bebe est déjà l’un des plus grands espoirs vert-blanc-rouge du fleuret. Six ans durant, Bebe Vio suit un entraînement intensif, son entraîneur montrant à l’enfant l’escrimeuse italienne Maria Valentina Vezzali comme l’idéal à suivre et les Jeux olympiques comme un paradis à conquérir. Dès lors, elle le fixe comme une étoile accessible. Un jour, retour de l’entraînement, elle dit se sentir très mal et présente un gros hématome au front. Elle ne tarde pas à sombrer dans le coma. Sa maladie la clouera à l’hôpital un an durant. Dès les premiers jours, ses bras et son visage sont rongés par le virus. Il faut déjà amputer les membres supérieurs. Quand le mal attaque les jambes, les chirurgiens posent le terrible dilemme à ses parents : supprimer les jambes ou laisser la mort gagner le reste du corps. C’est Bebe, même pas au seuil de l’adolescence, qui prend la décision et demande l’amputation.
Elle a « toujours su qu’elle recommencerait »
Fera-t-elle son deuil de l’escrime et de ses rêves olympiques ? Quatre membres absents, cela représente un handicap des plus lourds. De plus, l’escrime en fauteuil est autrement rapide et difficile que l’escrime classique. Il lui faudra tout réapprendre. Un an après sa sortie de l’hôpital, on la retrouve dans la salle d’armes. Elle annonce fièrement qu’elle a fait de l’escrime « debout » pendant huit ans, que c’est sa première année en fauteuil et que « honnêtement », elle préfère être en fauteuil roulant parce qu’« il n’y a pas de place pour la peur, on ne peut pas reculer ». Les médecins lui avaient pourtant conseillé de renoncer, mais au fond d’elle-même, déclare-t-elle aussi, elle a « toujours su qu’elle recommencerait ». Elle n’a même pas treize ans quand elle reprend, sans bras ni jambes, la compétition.
Un fleuret fixé au scotch sur le moignon
Les Jeux paralympiques de Paris 2024 ont enflammé le monde. Qui ne s’est pas extasié en découvrant la puissance et la précision de ces athlètes au corps diminué, dotés d’un mental incroyable et capables de prodiges inaccessibles à un humain ordinaire, en pleine possession de toutes ses capacités physiques ? Comme Bebe, ils ont fait de leur handicap un atout. La jeune escrimeuse privée de ses membres refuse d’abandonner la passion de sa vie. Son père, Ruggero Vio, devient son principal allié dans cette entreprise. Il n’a de cesse qu’il ne parvienne à lui créer la prothèse idéale, un modèle doté d’un crochet pour tenir le fleuret. Il le fixe autour d’un moignon avec du scotch. À partir de là, celui qu’elle appelle « Papi » met en branle une équipe de concepteurs et d’artisans réalisant pour elle, à Bologne, les meilleurs prolongements possibles pour ses bras et ses jambes. Il n’est pas seul à porter son enfant sur les podiums qui comptent. L’Italie tout entière se retrouve en Bebe Vio qui devient une icône nationale. La famille Vio, le frère et la sœur de Bebe, sans oublier sa mère dont elle choisit d’ajouter à son patronyme le joli nom de Grandis, se mobilise autour de sa championne et la seconde dans son association Art4Sport, dédiée aux jeunes sportifs en situation de handicap et au financement de leurs prothèses.
Égérie de Dior
En fauteuil, Bebe Vio réalise le miracle. Cinq fois championne du monde de fleuret, double championne paralympique d’escrime aux JO de Rio en 2016, conservant son titre à Tokyo cinq ans plus tard, sa popularité est immense. À tel point que sa détermination autant que son beau visage qu’aucune cicatrice n’a pu empêcher de rayonner font d’elle l’égérie de L’Oréal et de Dior, sans compter les marques sportives comme Nike. Mattel la prend comme modèle pour l’initiative The Barbie Dream Gap Project, créant à son effigie une poupée Barbie équipée de quatre prothèses et portant sur des leggings noirs un t-shirt vert orné des mots « Bebe Vio Academy ». Des honneurs qu’elle reçoit avec son rire et ses larmes d’enfant, entre autodérision, fierté et philosophie, comme elle l’a fait sous les flashes du dernier Festival de Cannes.
Le 26 juillet, à l’ouverture des Jeux olympiques de Paris, ses nombreux fans (1,3 million d’abonnés sur Instagram) ont guetté la jeune femme de 27 ans, éblouis par son apparition debout, en tutu, les épaules sublimées par des gerbes de plumes blanches formant des ailes. Et comme on n’a jamais assez de Bebe Vio, elle aura également fait partie des relayeurs de la flamme des paralympiques qu’elle a aussi brandie au milieu des danseurs porteurs de feu dans une chorégraphie sur le Boléro de Ravel.
Celle qui a reçu à douze ans, dans son unité scoute, le nom totémique de « Phénix », devient en 2017 l’icône de la première collection de Maria Grazia Chiuri pour Dior, dédiée à l’univers de l’escrime. La créatrice, première femme à la direction artistique de la maison depuis sa fondation par Christian Dior, explique ce choix esthétique par le fait que les tenues des escrimeurs et escrimeuses ne sont pas genrées, et qu’elles équipent des sportifs et des sportives dont une grande partie du talent est avant tout « dans le cœur et l’esprit ». Dont acte.
Ce surnom de Phénix, Bebe Vio le partage avec l’ensemble des athlètes paralympiques dans un documentaire sorti sur Netflix en 2020 : Comme des phénix : l’esprit paralympique. Mise en avant par Ursula van der Leyen au Parlement européen, en 2021, comme un exemple de la résilience et de la réactivité européennes, l’escrimeuse a rencontré une série de problèmes lors de l’épreuve d’escrime en individuel aux Jeux paralympiques de Paris 2024. Elle n’a pas eu l’or, cette fois-ci, mais le bronze, ce métal dont on fait les statues.
Quelle femme formidable. Bravo.
14 h 57, le 13 septembre 2024