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Nos Lecteurs ont la Parole

Sagesse du vent

On voudrait l’éternité : que tout demeure, que rien ne change, qu’amour rime avec toujours, bonheur avec torpeur, enfin que la vie soit à l’abri du temps, du devenir, de l’inconstance d’elle-même. Mais ce serait une image, déjà, de la mort. Vivre, c’est durer, mais point indéfiniment, c’est changer, c’est vieillir. L’éternité n’est pas de ce monde. C’est pourquoi on en a inventé un autre. Cela dit quelque chose sur la religion, qui se nourrit de ce rêve, et sur l’humanité, qui le nourrit. Les deux pulsions n’en font qu’une, suggérait Freud, qui est de mort : c’est le repos toujours que nous visons ; cela même d’où nous venons – la paix de l’inorganique – nous attire. Philosopher, ce serait apprendre à mourir, comme on voit chez Platon. Vivre ne serait que le plus lent des suicides. À quoi bon ? À vouloir l’éternité, c’est la vie qu’on trahit. Seuls les morts sont immortels. Seul le néant est immuable.

Alors ? Alors il faut accepter le changement, l’impermanence, la fugacité de tout. C’est aimer la vie telle qu’elle est – éphémère, passagère –, c’est l’aimer plus que l’éternité, plus que le confort, plus que le bonheur. Comment serait-on heureux autrement ? La vie n’est pas un magnétoscope ni le bonheur un arrêt sur image. Tout plaisir est changement. Toute joie est changement. Comment serait-elle immuable ? Ce serait un passage qui ne passerait plus. Mais sa seule possibilité suffit à notre bonheur. La perfection absolue est hors d’atteinte. C’est pourquoi le passage toujours reste possible. « Je ne cherche qu’à passer », disait Montaigne, et c’est de quoi, certes, rien ne pouvait le priver. Mort, où est ta victoire ?

Le réel est le plus fort toujours. Rien d’autre n’est à connaître, rien d’autre n’est à aimer. Qu’il change, ce n’est pas un accident. C’est son essence même, qui est de n’en pas avoir, de n’être qu’un flot d’existences, d’événements, de rencontres, d’accidents. L’existence ne précède pas l’essence ni ne la suit. Elle est sa seule réalité, toujours changeante, toujours singulière, toujours autre, d’instant en instant. C’est sa façon de rester elle-même. C’est par quoi tout est un : parce que tout est différent, parce que tout est devenir. Monisme et pluralisme vont ensemble, comme le nominalisme et le matérialisme, comme l’être et l’événement. C’est pourquoi il faut improviser, en effet, c’est-à-dire s’adapter au terrain, bricoler dans l’à-peu-près, s’installer dans le provisoire, comme nous faisons tous, rattraper nos chutes, ce qui est marcher, corriger nos erreurs, ce qui est penser, soigner nos blessures, ce qui est vivre, enfin jouir de ce passage même qui est le temps, qui est le présent, qui est l’éternité.

Tenir bon ? Comment, quand tout s’en va ? Résister ? Sans doute. Mais on n’y parviendra pas en restant immobile. Mieux vaut nager avec le courant, mieux vaut lâcher prise, mieux vaut changer dans l’universel changeant, innover dans la perpétuelle nouveauté, plutôt que rêver je ne sais quelle fixité impossible.

Vanité de la vie, vanité de l’homme : vanité aussi de la sagesse qui dit que tout est vanité. Et alors ? En quoi cela nous empêche-t-il de jouir et de nous réjouir ? En quoi cela nous empêche-t-il d’aimer ? Pour qui accepte l’éternelle impermanence de tout, donc aussi notre propre fugacité en elle, la vie retrouve son goût, et tant pis s’il est parfois amer, elle redevient ce qu’elle est, fragile et irremplaçable, banale et singulière, imparfaite et inestimable, mortelle et toujours renaissante. C’est la sagesse du vent, et c’est la seule. Car le vent, continue Montaigne, « plus sagement que nous, s’aime à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes ». C’est pourquoi il use les montagnes, qui ne l’usent pas.

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On voudrait l’éternité : que tout demeure, que rien ne change, qu’amour rime avec toujours, bonheur avec torpeur, enfin que la vie soit à l’abri du temps, du devenir, de l’inconstance d’elle-même. Mais ce serait une image, déjà, de la mort. Vivre, c’est durer, mais point indéfiniment, c’est changer, c’est vieillir. L’éternité n’est pas de ce monde. C’est...
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