« Vous dites que la vie est bonne, me dit un ami, ce qui laisse entendre que la mort est redoutable... Mais que
répondiez-vous à celui qui vous dirait que la mort est une amie, qui nous délivre de l’ennui insupportable de vivre ? »
Je ne lui répondrais rien, en tout cas rien qui puisse le convaincre s’il préfère le néant. Mais si c’est le cas, demandait Épicure, comment se fait- il qu’il ne quitte pas la vie ? C’est tout à fait en son pouvoir, s’il le désire vraiment...
Le même ami évoque cette objection et y répond comme il faut : « Elle ne vaut que pour l’homme solitaire qui n’a pas à craindre de blesser ses proches. » Il a raison. On peut désirer la mort et s’interdire le suicide, au moins provisoirement parce qu’on se sait telle ou telle responsabilité à l’égard des vivants. Quel père peut envisager sereinement le suicide ? Quel fils, tant que sa mère est vivante ?
Puis l’instinct de conservation joue aussi, qui n’est qu’un instinct et ne prouve rien. Bref, le fait qu’on ne se suicide pas n’oblige pas à reconnaître que la vie est bonne. Mais c’est peut-être la question qui est mal posée. Il ne s’agit pas de savoir si la vie est bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable. Nous savons bien qu’elle est l’une et l’autre, presque toujours, selon des proportions certes variables, puisqu’elles dépendent des circonstances et des individus, donc du point de vue de chacun, mais sans que la vie réponde d’elle-même à la question qu’elle nous pose, ou que nous nous posons à son sujet.
La vraie question, c’est de savoir si nous désirons la vie ou la mort, ou plutôt, si nous désirons davantage la vie ou davantage la mort. C’est où l’on retrouve l’argument d’Épicure : si nous sommes vivants, c’est que l’amour de la vie l’a emporté, au moins jusqu’à présent, sur le désir d’en finir. Argument de fait, remarque mon ami, qui ne prouve rien en droit. Il a encore raison, mais c’est qu’il ne saurait y avoir, dans ces domaines, ni preuve ni droit. Il y a la santé et la maladie, la dépression en est une, le plaisir et la souffrance, l’amour et l’angoisse, la joie et la tristesse, le deuil et la mélancolie... Tout ce qu’on peut constater, c’est que, pour mourir, nous n’avons pas besoin d’apprentissage, ni même, contrairement à ce que voulait Platon, de philosophie.
Mourir, pour désagréable que ce soit souvent, est la chose du monde la plus facile : tout mortel y réussit, sans exception !
« C’est le seul examen, remarquait un vieil enseignant, que personne n’ait jamais raté. » Et Montaigne, magnifiquement : « Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille (ne vous en faites pas). Nature vous en informera sur le champ, pleinement et suffisamment. » La vie est autrement difficile, importante, précieuse et rare. C’est donc elle qui requiert nos efforts, nos soins, nos réflexions.
Apprendre à mourir ? À quoi bon, puisqu’on est certain d’y parvenir ? Apprendre à vivre, voilà la grande affaire ! Cette affaire est la philosophie. Ou plutôt, cette affaire est la vie même difficile et passagère. La philosophie est la pensée qui l’accompagne, qui s’en nourrit, qui la nourrit parfois....
Courage mon ami ! Pour la mort, tu as tout le temps. Occupe-toi d’abord de vivre. Il n’est pas exclu, tu verras, que tu prennes goût à cette difficulté de vivre, à cet ennui de vivre, comme tu dirais peut-être, voire que tu y trouves, parfois, un certain plaisir. Et que la pensée de ton amie la mort te rende la vie plus aimable et plus douce.
Maroun ABOU-KHEIR
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