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Parler - Lorient-Le Siecle

De la man’ouché à la moumanaa : écrire le Liban dans un journal francophone

Faut-il tout traduire ? Comment mettre l’eau à la bouche au lecteur en lui transmettant la « saveur » du pays du Cèdre ? Le passage au français risque-t-il d’influencer la compréhension des événements ?

De la man’ouché à la moumanaa : écrire le Liban dans un journal francophone

Un article de L'Orient-Le Jour du 20 avril 2024, sur lequel est posé le "Dictionnaire français libanais" des éditions Milelli. Photo d'illustration Mohammad Yassine / L'Orient-Le Jour

« Déporter », « expulser » ou « renvoyer » ? Bien que l’idée soit la même, chacun de ces termes, en français, a ses propres connotations. Ils sont toutefois autant de traductions possibles d’un même verbe en arabe. Lequel alors choisir lorsque l’on veut transmettre la déclaration d’un responsable libanais concernant les migrants syriens, sans lui prêter des nuances qu’il n’avait pas spécialement imaginées ? Les journalistes et éditeurs de L’Orient-Le Jour se posent tous les jours ou presque ce genre de question.

Il faut dire qu’ils doivent, au quotidien, relever le défi de rédiger leurs articles dans la langue de Molière, à partir de textes, sources ou discours dans la langue d’al-Mutanabbi, le dialecte de Saïd Akl ou… le patois de Nabih Berry. Et cela ne se fait pas sans difficulté ni responsabilité.

Au-delà du risque de prêter aux sources des intentions qu’elles n’avaient pas, le choix des mots, s’il n’est pas suffisamment bien calibré, peut également impacter la compréhension que le lecteur aura d’un événement. En janvier 2018, il avait suffi d’un seul mot pour pousser dans la rue des dizaines de partisans du président de la Chambre, Nabih Berry, dans une démonstration de force contre sa Némésis, le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil. En cause ? Une insulte lancée par M. Bassil à l’attention du chef du législatif : baltaji. Initialement un homme chargé du maintien de l’ordre sous l’Empire ottoman, ce terme a pris, en dialecte égyptien surtout, un sens péjoratif, les baltajis étant recrutés parmi les délinquants et mobilisés par les régimes autoritaires pour se maintenir au pouvoir. En traduisant ce terme par « voyou » sans faire apparaître ce côté « milicien » et corrompu, une partie du sens s’est perdue. Les partisans de Berry se seraient-ils mobilisés contre les aounistes de manière aussi violente si Gebran Bassil avait qualifié son rival de « simple » voyou ?

Le code

Cet aspect culturel « intraduisible » complique encore la tâche du journaliste lorsqu’il doit évoquer des réalités typiquement libanaises, qu’elles soient politiques, géographiques ou même gastronomiques.

« On ne sait pas dans les mains de qui le journal va tomber. Il faut donc que ce qui a trait à des aspects culturels inhérents au Liban soit suffisamment explicité » pour ne pas perdre le lecteur mais sans non plus « le prendre pour un idiot », préconise Gina Saad, directrice de l’École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth à l’Université Saint-Joseph et traductologue. Mme Saad s’est notamment penchée, dans son travail, sur l’influence que peut avoir le « moi culturel », l’individu avec son identité propre et sa culture, sur le travail des écrivains et éditorialistes libanais d’expression française.

Pour Élie Fayad, corédacteur en chef, ce qui importe c’est de respecter le « code établi entre le journal et nos lecteurs », qui repose sur l’importance du français et de la francophonie, sans toutefois verser dans un autre extrême qui consisterait à tout traduire « n’importe comment ».

Pas question donc, pour celui qui est connu par toute la rédaction comme la référence en matière d’harmonisation linguistique, de jouer la carte de la facilité et se contenter de copier à tout-va dans les articles des mots en arabe. Même si ceux-ci seraient compris par une grande majorité du lectorat ou pourraient être expliqués de manière rapide, il faut respecter « le code ».

Il n’en reste pas moins que certains concepts doivent passer par le mot arabe, faute de mieux. C’est notamment le cas de la moumanaa, l’axe formé par les alliés et les supplétifs de l’Iran au Moyen-Orient et qui affiche une opposition radicale à Israël, dont « il n’existe pas de traduction satisfaisante, en un seul mot ». « Auparavant, on utilisait l’expression du « front de refus », mais cette expression avait une autre connotation, mettant face à face des États arabes radicaux face à d’autres supposés plus modérés. Cela a fini par prêter à confusion », explique Élie Fayad. Progressivement, le terme moumanaa a fini par trouver sa place, tel quel, dans les pages de L’OLJ.

Il faut toutefois s’assurer que les lecteurs « débutants » en politique libanaise et régionale comprennent tout le sens de ce mot, ou de tout autre utilisé de la sorte. Lorsque le cas se présente, ils doivent donc être expliqués, selon Gina Saad, de la manière la plus « subtile » possible, idéalement « après une virgule et, surtout, sans y accoler une note de bas de page qui oblige le lecteur à faire des allers-retours » sur le texte.

L’eau à la bouche

Garder le terme arabe peut aussi permettre dans certains cas de donner une « saveur » à l’article, selon la traductologue. Et cela est d’autant plus vrai lorsque l’on parle de nourriture. Man’ouché et kechek trouvent donc facilement leur place dans les articles, accompagnés de brèves définitions, petites recettes de quelques mots, de la « galette saupoudrée de pain et de thym (ou de fromage) » à la « poudre de yaourt fermenté, mélangée à du blé, moulue et séchée », pour donner au lecteur autant d’explications que l’eau à la bouche.

Des aspects culturels typiques du Liban et inhérents à l’identité et la personnalité des journalistes et rédacteurs sont distillés de manière encore plus prépondérante dans les papiers plus personnels, comme les billets ou éditoriaux. Ces articles, où les réalités culturelles vécues par l’auteur se mêlent à des mots arabes porteurs d’une certaine symbolique, des formulations typiques ou des jeux de mots, ne pourront qu’être difficilement compris par des lecteurs qui n’ont pas le même bagage que leur auteur. De tels textes ne sont pas spécialement destinés à « passer la frontière de la communauté étroite à laquelle ils appartiennent », explique l’experte en traduction.

Or, à l’exception de ces cas très spéciaux, « passer les frontières » est la mission de L’Orient-Le Jour. Ce qui pousse Élie Fayad à préconiser, autant que possible et dans les textes à finalité informative, de ne « pas abuser » des expressions et mots en arabe. « Il est nécessaire de garder notre identité francophone, qui est une des facettes du Liban et qui doit être défendue et perpétuée. C’est une culture, une façon d’être, une ouverture. »

En écrivant le Liban et le Libanais en français, le journaliste pose ses mots comme des briques, non pas pour ériger des murs et des barrières mais bien pour jeter des ponts.


« Déporter », « expulser » ou « renvoyer » ? Bien que l’idée soit la même, chacun de ces termes, en français, a ses propres connotations. Ils sont toutefois autant de traductions possibles d’un même verbe en arabe. Lequel alors choisir lorsque l’on veut transmettre la déclaration d’un responsable libanais concernant les migrants syriens, sans lui prêter des nuances qu’il...
commentaires (2)

Merci de rendre aussi digeste l'actualité libanaise, au bénéfice des non-Libanais!

Vincent Gélinas

16 h 34, le 09 mai 2024

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Commentaires (2)

  • Merci de rendre aussi digeste l'actualité libanaise, au bénéfice des non-Libanais!

    Vincent Gélinas

    16 h 34, le 09 mai 2024

  • Si l'on en fait son bréviaire bête et méchant le terme déportation signifie: Condamner une personne à une peine, l'exiler dans un lieu déterminé hors du territoire national, ce qui visiblement n'est pas le cas, il s'agit tout simplement d'un retour à l'envoyeur. La complexité de la langue Française et ses subtilités la rendent riche et belle, mais également peuvent prêter à interprétation, ce cas d'espèces cause un handicap d'ordre économique, financier, social et ne devrait meme pas être soumis à débat.

    C…

    11 h 29, le 09 mai 2024

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