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Nos Lecteurs ont la Parole

Pour ceux qui sont restés derrière...

Pour ceux qui sont restés derrière...

Le mémorial dédié aux victimes du génocide arménien à Antélias. Joseph Eid/AFP

C’était décidé. Demain, très tôt, Sirane et Lévon vont prendre la fuite. Fuir cette maison adoptive, vers l’inconnu, vers la liberté. Sirane avait 13 ans et Lévon peut-être 14. Ce qui les unissait était leur destin malheureux. Elle était de Tomarza, lui de Yozgat. Les deux étaient mineurs durant les grands massacres de leurs villages par les Turcs.

Sirane avait dix ans. Elle a assisté à la décapitation de sa mère et de ses frères. Un des officiers turcs présents n’ayant pas d’enfant, et la trouvant jolie, l’a sauvée en pensant l’adopter.

Lévon, de même, était le seul épargné au moment du massacre de ses parents, il avait onze ans, le plus jeune de la fratrie. Un Kurde qui se trouvait sur les lieux l’a pris en charge. Et ce dernier ayant eu besoin d’argent a « vendu » Lévon pour trois paquets de farine blanche et un paquet de sucre raffiné à ce même officier turc qui avait adopté Sirane.

Presque trois ans étaient passés depuis cette « adoption » forcée.

La Première Guerre mondiale n’était pas achevée. Toute la région de l’est de l’Anatolie qui était l’Arménie historique a été épurée de sa population arménienne autochtone. La majorité massacrée, et une minorité refoulée au sud vers le désert aride de la Syrie, les laissant ainsi trouver leur « fin naturelle ». Ainsi, la « solution finale » du peuple arménien aurait été appliquée.

Trois ans déjà s’étaient écoulés...

L’officier turc était gentil avec ses nouveaux enfants, mais il leur a interdit d’aller à l’école. Les matins, Lévon se rendait à l’étable, s’occupait des animaux, et puis se rendait aux champs pour faire les travaux requis. Sirane aidait Sultana sa mère adoptive dans les travaux ménagers.

En apparence, tout semblait normal, mais ces nouveaux parents voulaient changer le nom des enfants, les convertir à l’islam. Ils racontaient des blasphèmes contre le peuple arménien, et surtout voulaient s’assurer que les enfants ne parlaient plus l’arménien entre eux.

Pas un jour ne passait sans que Lévon ne pense qu’il ne fallait surtout pas s’adapter, et qu’un jour il prendrait la fuite avec Sirane.

Et ce jour tant attendu est arrivé.

C’était à la fin avril-début mai, la neige avait fondu, et Kemal l’officier turc était convoqué d’urgence pour trois jours vers Kayseri. Sultana, malade, ne quittait pas son lit. Pour Lévon, c’était un signe de la providence. Très vite, il informa sa sœur de son plan, et voici que les deux orphelins, sans valises et sans provisions, prirent la fuite. Ils n’étaient armés que de leur espoir et de ce désir fou de trouver la liberté.

Dehors, il faisait froid, les températures d’été étaient encore loin. Mais cette chance ne se représenterait peut-être pas une autre fois, donc il fallait la saisir.

Après presque 12 heures de marche, Sirane a commencé à montrer des signes d’épuisement. Elle n’avait pas la forte carrure de Lévon et elle était plus jeune que lui. C’est vrai que Lévon était aussi fatigué, mais il voulait coûte que coûte partir, partir très loin.

Dans sa mémoire il avait gravé les beaux yeux de son père Haig, le sourire affectueux et attendri de sa mère Archalouys, et aussi les traits de ses frères Aram et Ghévont et de sa sœur Tamar. Cela lui donnait cette force de survie.

À un moment donné, ils se sont arrêtés et Sirane a commencé à pleurer, avouant qu’elle ne pouvait plus continuer et qu’elle avait peur. Ils se sont accolés en pleurant longuement. Quelques minutes plus tard, les deux ont continué à marcher mais dans des directions différentes. Lévon poursuivit son parcours et Sirane rebroussa chemin vers la maison adoptive.

Sur le chemin, Lévon se nourrissait de tout ce qu’il trouvait : des herbes sauvages, des fruits, des plantes, des racines d’arbres, et même parfois des insectes. Mais cela n’atténuait pas sa détermination. Il fallait survivre, il fallait s’enfuir loin de ces lieux.

Des semaines plus tard, il est arrivé, au bout de ses forces, dans le désert aride du nord de la Syrie. Là, il a été sauvé par les Bédouins de Der ez-Zor qui l’ont adopté. Mais cette fois-ci, c’est par conviction qu’il y a résidé pendant quelques années.

À l’âge adulte, il rejoint les bataillons de la Légion étrangère de l’armée française. Très vite, il s’est distingué par sa bravoure et son dévouement. Il devint caporal, puis lieutenant. Tout en obtenant la nationalité française, il refait sa vie en France.

Mais pas un jour ne passe sans que Lévon ne pense à Sirane. Serait-elle en vie, se souviendrait-elle de lui ? Des questions sans réponses.

Un jour, il décida d’aller à sa recherche. Il se souvenait bien de son village, même après tant d’années. Il n’avait pas peur des Turcs ou bien des Kurdes, mais il craignait la nouvelle qu’il pourrait recevoir concernant Sirane. Est-elle toujours vivante ?

Le retour à son village adoptif l’a ramené des dizaines d’années en arrière. Il avait devant les yeux son enfance, sa maison ancestrale, ses parents, son école, l’église et puis… Sirane. Lévon, l’homme solide que la vie avait rendu coriace et peu sensible, se laissait aller à l’émotion.

Maîtrisant la langue et connaissant la mentalité turque, il avait trouvé quelqu’un à la mairie qui avait accepté, contre une somme d’argent, de l’aider à trouver la famille de l’officier turc Kémal. Celui-ci était décédé et sa femme résidait toujours dans la même maison. D’après les informations recueillies, leur « fille » s’était mariée et habitait le village, pas très loin de la fontaine. Il voulait à tout prix la voir. Mais les mœurs interdisaient à un étranger de rendre visite à une femme mariée. Avec l’employé de la municipalité, il s’est rendu devant la maison de la « fille », essayant d’apercevoir Sirane pour s’assurer que c’était vraiment elle.

Il est resté planté toute la matinée derrière un arbre qui donnait sur la terrasse de la maison espérant la voir. Tard dans l’après-midi, une femme portant un hijab est sortie avec deux enfants pour étendre le linge.

Serait-ce Sirane ? Il était perplexe...

Au moment où elle a retiré le voile pour l’ajuster, il l’a reconnue. C’était elle : les mêmes traits de visage, les mêmes yeux.

Lévon était abattu. Lui qui a passé toute sa vie à penser à ce moment de retrouvailles. Lui qui a survécu à la misère, qui tous les jours pensait à ses parents et surtout à Sirane. Il voulait tant courir vers elle et l’étreindre. Sirane était tout ce qui restait de son passé. Elle représentait son enfance, son adolescence, ses jours de misère et aussi son premier amour. Mais voilà maintenant que tout est perdu. Elle était devenue turque, avait changé d’identité sous la pression, s’était mariée, et avait probablement enterré son passé.

Lévon s’accroupit et pleura longtemps, comme il l’avait fait depuis des années, quelque part dans les montagnes, au moment de leur séparation. Là, il laissa tous ses rêves s’effondrer et retourna dans son pays.

Cette histoire triste n’est pas seulement celle de la vie tragique de Lévon, mais elle reflète la vie déchue de centaines de milliers d’Arméniens qui ont survécu au premier génocide du XXe siècle...

Les pages de l’histoire montrent que ce peuple millénaire n’a fait que semer la paix et l’entente entre les nations. Mais d’autres nations ont voulu détruire, décimer et éradiquer leur pays. Le monde en est témoin.

Aujourd’hui c’est le sang de Lévon et de sa génération de rescapés qui coule dans les veines de chaque Arménien. C’est la détermination fougueuse de survie transmise par cette même génération qui guide ce peuple durant ces temps difficiles. Tant qu’il y aura un seul Arménien au monde, le combat pacifique se poursuivra jusqu’à la réparation et l’obtention totale des droits de ce grand peuple arménien.

Tôt ou tard, justice sera faite.

Abou Dhabi

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C’était décidé. Demain, très tôt, Sirane et Lévon vont prendre la fuite. Fuir cette maison adoptive, vers l’inconnu, vers la liberté. Sirane avait 13 ans et Lévon peut-être 14. Ce qui les unissait était leur destin malheureux. Elle était de Tomarza, lui de Yozgat. Les deux étaient mineurs durant les grands massacres de leurs villages par les Turcs. Sirane avait dix ans....

commentaires (1)

Quelle belle histoire triste

Eleni Caridopoulou

18 h 35, le 24 avril 2024

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Commentaires (1)

  • Quelle belle histoire triste

    Eleni Caridopoulou

    18 h 35, le 24 avril 2024

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