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Nos Lecteurs ont la Parole

Pourquoi le « duduk » arménien me fait pleurer ?

On me voit dans les rues de Beyrouth posant aux passants cette question : « Êtes-vous heureux(se) ? » Cela se passe en 2000. Je m’explique : le sujet du séminaire était le bonheur. Il fallait arrêter au hasard des passantes et des passants dans la rue pour leur demander « Êtes-vous heureux ? » et voir comment ils réagissaient à cette question. J’ai dit au responsable du séminaire : « Tu ne penses pas qu’ils vont nous balancer des tartes à la figure ? » Il m’a dit : « Non, pas du tout. Tu es piquante, séduisante, ça va très bien marcher. Sois sympathique. »

Moi, j’avais envie de pleurer. Lorsqu’à mon tour, j’ai dû répondre à cette question – « Êtes-vous heureuse ? » –, je me suis trouvée prise au piège. J’ai pleuré, j’ai pensé à ce fardeau, la mémoire du génocide des Arméniens. Pour moi, depuis ma naissance, tout était du rab. Comme si c’était presque un bonheur de savoir à quel point on peut être malheureux dans la vie.

« Je veux juste que tu sois heureuse » est une des expressions courantes qui m’ont toujours fascinée, et que l’on m’a adressée un nombre incalculable de fois lorsque j’étais adolescente.

Bien sûr, la justification invoquée de ce déclic émotionnel réside dans le fait d’avoir du « sang arménien » ; et, selon cette approche essentialiste de l’arménité, tout Arménien est un enfant du génocide.

Le temps déborde nos vies, le souvenir submerge nos fragilités, il épouse la forme de nos existences précaires. Nos voix, nos visages, cette force de cœur et de volonté sont des môles dans l’opacité inquiète du monde.

Entre les hommes et leurs douleurs, c’est une histoire compliquée. A priori, on a mal ou pas, un point c’est tout… Ou à peu près tout, car dès qu’on va un peu plus loin, ou un peu plus profond que le ressenti immédiat de la douleur, les choses semblent se présenter dans des termes plus ambigus : ceux de la répulsion, mais aussi, bizarrement, de l’attirance… Cela ne fait pas de nous systématiquement des sadiques ou des masochistes.

Pourtant, exception faite des écrits du marquis de Sade, il y a là quelque chose que les hommes n’avouent pas spontanément, n’abordent pas directement : ils préfèrent les détours, spécialement ceux que leur offrent les arts… Tous les arts ou à peu près.

Combien d’évocations et même de représentations de la douleur, depuis les débuts de la littérature, de la flèche dans le talon d’Achille dans l’Iliade à l’œil crevé du cyclope dans l’Odyssée ? En peinture, combien de tableaux où l’on voit des martyrs flagellés, percés de flèches, comme saint Sébastien ?

Jusqu’à la musique qui dit elle aussi souvent une souffrance physique ou morale dont on entend nettement l’écho dans le blues, le flamenco, le fado et, entre autres, la Passion selon saint Matthieu de Bach…

Alors, comment se sentir arménien heureux sans besoin de se référer au génocide pour se conserver une identité de peuple ?

Un immense sentiment de découragement, d’accablement et de lourdeur face à cette photographie du monde et de notre histoire à tous, au-delà même de celle du peuple arménien.

Répétitions, générale, première, représentations et attention Mesdames et Messieurs, dans un instant, cela va (re)commencer.

Aujourd’hui, la trajectoire vaine du destin, nous la poursuivons seuls. Nous n’avons rien vu venir quand le jour s’est estompé et qu’à la nuit tombée, nous avons découvert qu’il ne restait que nous. Nous y traversons d’est en ouest, de l’Orient à l’Occident, mers, océans, peuples, religions, traditions, champs de bataille, charniers, morts, d’une guerre à l’autre, d’un massacre à un autre, quand l’un finit commence un nouveau ou s’annoncent les prémices du suivant.

Se reconnaître comme Arménien, c’est nourrir un intérêt mêlé d’empathie pour les autres malheurs ; il convient, autant que possible, d’en absorber la charge et de se l’approprier.

Pourquoi l’Arménien est-il ainsi fait qu’il doit tant souffrir pour arriver aux piètres résultats que nous constatons ?

La réponse la plus simple est de dire que l’Arménien n’est pas « ainsi fait ». L’Arménien n’est pas « fait » du tout. Il se fait, il se crée tous les jours, il devient… et cela au prix d’efforts sans nombre.

Or l’effort est une souffrance. Le moindre progrès est toujours le résultat d’une lutte intime.

Le peuple arménien petit, dispersé, sans valeur pour le monde des peuples, car privé de forme et de puissance politiques, et cependant clairement visible et en même temps mystérieux, centre des événements mondiaux d’aujourd’hui, est vraiment le point sur lequel la puissance obscure a mis le doigt pour mettre en acte, à partir de la dissolution de ce minuscule noyau, la dissolution du monde des peuples et de l’humain en général.

« Nous sommes tous issus d’une longue lignée d’assassins », déclarait Freud…

Pour que se « brise le cercle de la vengeance ou la fatalité du sang », il faut une parole qui rompe le silence, anime un passé pétrifié et nous fasse sortir d’une préhistoire de l’humanité qui se répéterait sans fin.

Puisque « survivre, c’est survivre à l’inhumain », comme l’affirme Levinas, comment faut-il donner vie aux paroles d’absence, aborder le territoire des larmes pour qu’il ne soit pas stérile, et redonner une aube à l’humanité ? Plus que l’histoire elle-même, c’est le traumatisme, l’inacceptable qui se transmet collectivement et individuellement.

La seule mémoire indispensable est celle qui maintient vivante la source du droit : elle est une pédagogie de la démocratie, une intelligence de l’indignation. L’injonction qui est faite à ceux qui sont nés après le génocide, c’est moins de ployer sous le fardeau d’un souvenir accablant que de tout mettre en œuvre pour ne pas voir ces horreurs, même atténuées, se répéter.

La voilà, notre dette fondamentale envers les martyrs du siècle passé : empêcher le retour de l’abomination, quels que soient l’ampleur, la forme ou le visage qu’elle prend.

Car l’identité, quelque respectable qu’elle soit, est triste, morose. Triste comme la solennité de la commémoration. D’une tristesse, d’une pesanteur commémorative comme le pas de l’oie de ces soldats de l’Arménie nationale, de la nation arménienne naguère soviétique, qui était proposée, en contrepoint peut-être – que l’on suppose ou aime supposer – non dénué d’humour, en hommage, à Erevan, au monument de la mémoire arménienne.

C’est à cette source qu’il nous appartient de puiser aujourd’hui si nous voulons espérer sortir de la « tristesse arménienne »… Le poids de la destruction, l’ampleur inégalée dans l’histoire des charniers et les meurtres de masse, le dévoiement de l’idée de civilisation pour justifier la conquête, tout cela obscurcit profondément la conscience arménienne du XXIe siècle et rend bien difficile de « s’autoriser un avenir »…

Comment aller plus loin, maintenant, à partir de ce qui est entre nos mains ?

« Revenir de tout l’avenir au présent et le garnir de son espoir même jamais réalisé. » C’est ce que René Char écrit à Albert Camus le 4 octobre 1947. C’est ce qui reste pour nous encore d’une vive actualité, au printemps de l’année 2024.

Finalement, aujourd’hui, je ne déplore plus mon sort, d’être des villes et des femmes.

Femme, femme arménienne, femme libanaise d’origine arménienne.

Être femme est un travail de chaque instant. On n’est plus celle qu’on a été au fil des heures. Car le regard de la vie rencontre toujours la femme.

Être femme arménienne. Arménie, cité sauvage et archaïque, dont les printemps sont incertains... Entre l’Antiquité, l’Orient et l’Église, entre la mafia, la résignation et le renouveau, l’Arménie hésite… Une ville normale, pas du tout ! Erevan est une ville singulière, à la fois douce et violente, pleine de vie et travaillée par le goût de la mort, une ville chaotique et inspirée, dans ses palais d’un autre âge comme dans ses églises aux sommets de leur coupole, souvent conique ou en forme de parapluie, ce qui n’existe nulle part ailleurs au monde !

Être Libanaise d’origine arménienne. Beyrouth est un lieu extraordinaire. Un lieu qui permet de se connaître vraiment et de percer les secrets de l’existence humaine. Je dis souvent que Beyrouth, la ville de tous les délits, est l’un des rares lieux éthiques qui nous restent. Ailleurs, la différence entre le bien et le mal tend à se nuancer en des tonalités grises intermédiaires entre le blanc et le noir ; ici, la ligne de démarcation est nette : d’un côté, il y a les corrompus et leurs complices, de l’autre, il y a les victimes. Choisir entre le bien et le mal, ici, c’est donc plus facile qu’ailleurs. Ce qui est terriblement difficile, c’est de vivre ce choix jusqu’au bout.

Enfin, retracer l’histoire du bonheur, c’est retracer la composition de sa distribution. Le bonheur est distribué par des voies complexes. Dans mon cas, il a trois dimensions. Durant ces moments où je suis triplement moi, je ne suis plus comme d’habitude, cependant je suis totalement moi-même, de corps et d’esprit. Durant ces moments, je suis guérie de toute blessure. Je suis où il faut que je sois. Mon cœur se distend avec délice. Je me sens sacrée.

Écrivaine

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

On me voit dans les rues de Beyrouth posant aux passants cette question : « Êtes-vous heureux(se) ? » Cela se passe en 2000. Je m’explique : le sujet du séminaire était le bonheur. Il fallait arrêter au hasard des passantes et des passants dans la rue pour leur demander « Êtes-vous heureux ? » et voir comment ils réagissaient à cette question....

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Au Liban à Achrafie mes voisins et mes premières amies étaient des arméniennes des beaux souvenirs

Eleni Caridopoulou

18 h 53, le 24 avril 2024

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Commentaires (1)

  • Au Liban à Achrafie mes voisins et mes premières amies étaient des arméniennes des beaux souvenirs

    Eleni Caridopoulou

    18 h 53, le 24 avril 2024

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