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Grandir - Lorient-Le Siecle

Entrer à l'Orient-Le Jour dans les années 80 : la Gorgone, l’athlète et le sacristain

À la fin des années 1980, dans un Beyrouth coupé en deux, Fifi Abou Dib rejoint, à « L’Orient-Le Jour », une équipe de journalistes dont l’humour mordant n’a d’égal que le purisme. Toute une école.

Entrer à l'Orient-Le Jour dans les années 80 : la Gorgone, l’athlète et le sacristain

De gauche à droite : Fifi Abou Dib, Frida Debbané et Nayla Abdelnour dans les bureaux de L'Orient-Le Jour à Accaoui. Photo Michel Sayegh / archives Nayla Abdelnour

Été 1987. J’avançais à Beyrouth dans ma petite vingtaine. La ville, délabrée, coupée en deux, s’enfonçait sous mes pieds. Toute ma génération était au chômage et vivotait de petits projets. Je ne voulais – et peut-être ne savais – qu’écrire.

Où écrire en français, avec une chance d’être lu, sinon à L’Orient-Le Jour ? Gaby Nasr, mon petit-cousin, déjà célèbre pour son humour particulier et ses billets corrosifs, me conseille de parler à la « Gorgone » : dans son jargon, Marie-Thérèse Arbid, la directrice du service culturel. Dans Beyrouth écartelé, circuler entre Achrafieh, à l’est, et Hamra, à l’ouest, c’est Charybde à l’aller, Scylla au retour. Celle qu’on appelle M-T.A. est basée à Hamra. Elle fait quelques rares incursions à Achrafieh, place Sassine, où travaille l’équipe de l’Est dans un minuscule bureau de repli.

Sans rendez-vous, je me pointe, le jour indiqué, au 6e étage où se nichent les « bureaux de l’Est ». Une chaise orpheline devant une porte coulissante d’où s’échappent des hurlements confus. Je ne m’assois pas, j’attends. Une heure passe ainsi, la même voix tonnant sans discontinuer derrière les panneaux de bois qui finissent par s’ouvrir à grand fracas. Mes futures collègues Maria Chakhtoura, Frida Debbané et Nayla Abdelnour, l’air contrit, entourent une petite forme drapée de noir, cheveux noirs très courts, regard noir, petits doigts embagousés, terminés de griffes rouge vif : M-T.A. Je gratte mes arrière-fonds de courage pour l’aborder. Je viens de la part… Je voudrais… Miracle, elle pose sur moi son regard noir encore zébré d’éclairs furibards. Sur le carrelage douteux mordu par un éclat d’obus, elle a lâché son grand sac noir qu’elle appelle « mon baise-en-ville ». Croyant me décourager, elle me lance : « Venez me voir lundi à Hamra. » Gaby me révèle que Mahmoud fait la navette entre les deux bureaux pour transporter le courrier. Il a des laissez-passer homologués par les milices des barrages. Dans un hôtel de Hamra, le journal loue des chambres à l’année. Ledit lundi, déposée à L’Orient-Le Jour par Mahmoud, je fais la connaissance de Thérèse Saber, la secrétaire, postée à l’entrée, devant les toilettes. Elle m’indique le bureau de M-T.A : « Suis la fumée ! » De la porte entrouverte s’échappent des fumerolles volcaniques. La petite dame en noir est agrippée à un téléphone gris à boutons, le bras entortillé dans le câble-ressort. Elle me fait signe de m’assoir, me jette un paquet de cigarettes. Je ne fume pas. Pas encore. Mais je veux appartenir. J’allume. J’attends. Finalement, elle raccroche et me regarde comme si je tombais de la Lune. Je bafouille, ingénue : « Vous m’avez dit de venir, j’ai pris la voiture du journal, je dors à l’hôtel du journal. »

M-T.A. se lève, hèle un planton, pousse vers moi un volume de 500 pages : « Vous lisez l’arabe ? L’auteur vient à 16h. Préparez commentaire-interview. Venez chez moi avec le papier à 18h. » Elle disparait. Je me plonge dans le livre, un recueil de haïkus dans la langue d’al-Mutanabbi. Je rédige sur une machine à écrire électrique qui fait un bruit de marteau piqueur. Je n’ai pas vu entrer le petit bonhomme rondouillard, affublé de lunettes loupes dont l’un des verres est fendu en diagonale. Il tient une sorte de crécelle et m’approche en disant : « Je suis le sacristain de l’église du Rosaire. Nous avons des réfugiés. Tout le monde ici contribue. » Je fouille mes poches, sors un billet, il s’en va. Quelques minutes plus tard, entre un grand chauve, athlétique. Il parle un français soutenu. Apprenant que M-T.A. m’attend chez elle en soirée, il me conseille d’apporter de l’alcool. Le poète débarque enfin. L’entretien est rapide. Je pose mon point final et sors dans Hamra désert en quête d’une bouteille. Mes semelles collent à la chaussée grasse qui dégage une odeur de graillon. Je happe, chez Driss, une bouteille de vodka que je cache comme je peux. On est en plein ramadan, je ne veux offenser personne. Le Hezbollah, qui monte en puissance, détient plusieurs journalistes français dont on est sans nouvelles. Je frémis. Journaliste d’un jour, cette peur me légitime.

Je trouve l’appartement de M.T-A. Le petit deux-pièces a connu de meilleurs jours. Une belle terrasse mangée de jasmin et de bougainvillées fait observatoire sur les haillons de Beyrouth. Je suis embarrassée de mon papier et de ma bouteille. Elle me tutoie : « Pose ici. » Je voudrais qu’elle lise. Elle dit : « Avec quoi on nettoie les vitres, chez toi ? » Je réponds : « Avec des journaux. » Elle glousse : « Tu vois où vont nos chefs-d’œuvre ? Règle numéro 1, ne pas se prendre au tragique. Règle numéro 2 : ouvre bien les yeux, les oreilles et ton cœur, c’est tout ce qu’il y a à savoir. » La porte sonne : Mon sacristain, qui n’est autre que Jean Issa, l’un des plus fins billettistes que L’Orient-Le Jour ait connus. Un peu plus tard le rejoint l’athlète : Christian Merville, chef du service international. Au temps pour moi, bizutée à peu de frais. On boit beaucoup. M-T.A. pleure. De Gorgone elle devient, avec son rimmel en débâcle, une sorte de Pierrot lunaire qui veut croire encore au retour des grands soirs. Entre ses sanglots revient un nom : « Dali ! Dali ! » Elle pleure Dalida, partie en mai, emportant avec elle toute une époque où le glamour roulait les « r ».

Ce soir-là s’ouvrait pour moi le premier chapitre d’un roman dont les protagonistes, hauts en couleur, promenaient entre les déchets de Beyrouth une élégance d’un autre âge qui les tenait droits. Ils couvraient le Moyen-Orient des années 80 dans un français mid-century qui décalait le temps et cultivaient contre l’amertume un humour cynique.

Alors que je n’avais encore ni statut ni salaire, M-T.A. s’entortilla un jour dans le fil de son téléphone gris pour appeler, à l’Est, Amine Abou Khaled, le directeur de la rédaction. « La petite, je la veux », dit-elle à celui qui deviendrait, quelques années plus tard, mon mari.

Grandir à L’Orient-Le Jour dans les années 1980, c’était participer à une merveilleuse aventure humaine sous l’aile de ces aînés confiants que le mauvais nuage de l’époque passerait comme tout passe. Ayant connu les plus belles années de Beyrouth, ils continuaient à vivre comme s’ils y étaient encore. Peut-être faisions-nous semblant de les croire, donnant le meilleur de nous-mêmes pour témoigner à notre tour de l’inqualifiable et du prodigieux, les yeux, les oreilles et nos cœurs grands ouverts. Sachant que le journal finit au nettoyage des vitres. Sachant que cela aussi permet d’y voir plus clair.


Été 1987. J’avançais à Beyrouth dans ma petite vingtaine. La ville, délabrée, coupée en deux, s’enfonçait sous mes pieds. Toute ma génération était au chômage et vivotait de petits projets. Je ne voulais – et peut-être ne savais – qu’écrire.Où écrire en français, avec une chance d’être lu, sinon à L’Orient-Le Jour ? Gaby Nasr, mon petit-cousin, déjà célèbre...

commentaires (4)

très touchant. joli bravo

Kelotamam

20 h 04, le 26 avril 2024

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • très touchant. joli bravo

    Kelotamam

    20 h 04, le 26 avril 2024

  • trop bien décrit,un langage parfait.

    Marie Claude

    12 h 11, le 12 avril 2024

  • La chute est magnifique !

    Politiquement incorrect(e)

    14 h 56, le 06 avril 2024

  • Magnifique! J'en ai le coeur serré

    Mazloum Diane

    13 h 15, le 06 avril 2024

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