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Grandir - Lorient-Le Siecle

Le Liban a-t-il atteint l’âge adulte ?

Le Liban a-t-il atteint l’âge adulte ?

Photo João Sousa

Il y a un peu plus de trente ans, au sortir de la guerre civile libanaise (1975-1990), un collègue journaliste de confession sunnite me dit un jour ceci : « Après tout, cette guerre a peut-être servi à quelque chose. Vous, chrétiens libanais, lorsque vous avez fui le pays pour aller en Europe, on vous a signifié là-bas que vous étiez des Arabes, un mot qui vous écorchait les oreilles. Et nous, musulmans, quand nous avons pris le chemin des pays arabes du Golfe, croyant retrouver nos frères, on nous a fait comprendre que nous étions des Libanais »…

Il se peut, en effet, qu’à la longue, les affres du conflit, ses absurdités, tout autant que le regard extérieur, aient fini par rapprocher quelque peu les Libanais les uns des autres, faire germer en eux ne serait-ce qu’un début de conscience nationale. Celle, en tout cas, d’une communauté de destin. Des signes de cette évolution seront en tout cas visibles des années plus tard, lors des soulèvements du 14 mars 2005, de l’été 2015 (la « crise des déchets ») et du 17 octobre 2019. À ces occasions, on a pu constater que par-delà les atavismes et les différences, de très nombreux Libanais se laissaient volontiers griser, sans arrière-pensées, au jeu de la fraternisation, susceptible à leurs yeux de jeter les bases d’une entité nationale édifiée sur les notions de citoyenneté civile et d’État moderne.

Ce constat permet-il de conclure que grâce à cette évolution, le Grand Liban de 1920 est aujourd’hui guéri de ses « maladies infantiles », de ses crises d’adolescence, et qu’il a fini par atteindre, cent ans après, l’âge adulte ? Un peu oui, peut-être, mais beaucoup non, sûrement. Après tout, ce début de conscience nationale acquise à la suite de tant de déconfitures et de souffrances communes ne diffère pas fondamentalement des deux négations de 1943, que certains Libanais ont prises pour le creuset dans lequel devait se forger leur nation. Georges Naccache fera de la prison pour avoir soutenu le contraire…

Que les Libanais, dans leur ensemble, aspirent de plus en plus à maîtriser les effets des anciens travers, mais aussi des crises et des soubresauts, intérieurs ou extérieurs, qui empêchent jusqu’ici leur État de se « normaliser », cela ne fait aucun doute. Qu’ils n’aient pas encore tout à fait acquis le mode d’emploi pour mettre en œuvre cette normalisation est aussi une évidence. À cet égard, le comportement actuel du Hezbollah illustre bien le propos. Voilà un parti-milice qui est l’un des principaux obstacles à la généralisation d’un État de droit et à l’épanouissement d’une démocratie apaisée au Liban. D’un côté, il fait preuve désormais d’une grande prudence dans sa démarche, semblant pour la première fois prendre en compte sinon l’intérêt du pays, du moins l’opinion de son propre public, aussi las des guerres que les autres composantes libanaises. Mais de l’autre, les contraintes géopolitiques qu’il s’impose du fait de son lien organique avec l’Iran l’amènent à prendre des décisions d’apprenti sorcier qui l’enferment et enferment avec lui tout le pays dans une situation délicate, pour ne pas dire intenable. Dans cette équation, l’État libanais se retrouve comme toujours relégué au rôle de dindon de la farce, un rôle consenti par une bonne moitié de la population et auquel paraît s’être résignée l’autre moitié.

En fait, c’est ce consentement et cette résignation qui doivent nous intéresser ici, parce que c’est là que se trouve en grande partie l’explication de l’incapacité du Liban à sortir de l’enfance. Le Hezbollah est, tel qu’il se présente, une anomalie qui entrave le pays du Cèdre. Cela est incontestable. Mais, en profondeur, il nous faut mettre le doigt sur ce qui, au Liban, rend cette anomalie possible et la perpétue. C’est bien cela qui empêche ce pays d’accéder à l’âge adulte.

Les soulèvements de 2005, de 2015 et de 2019 ont été, au final, des échecs. Le premier peut-être parce qu’il était trop géopolitique, pas assez structurel, les deux autres parce qu’ils étaient trop structurels, parfois mêmes idéologiques, pas assez politiques. Mais là n’est pas l’essentiel. Plus grave est le fait qu’à chaque fois, l’échec du mouvement ramène le pays au point de départ, le réinstalle dans ses défauts de fabrication originels, ses tares séculaires.

Repli identitaire et clientélisme

Il en est ainsi en particulier de l’identitarisme communautaire qui, au pays du Cèdre, est non seulement la négation totale de la notion de citoyenneté positive, mais aussi une lèpre qui interdit à l’État libanais d’accéder à sa véritable indépendance du fait d’allégeances contradictoires des divers groupes de la population, allant nécessairement jusqu’à impliquer des puissances extérieures dans le jeu politique interne. Les effets de la déroute de la thaoura du 17 octobre sont à cet égard manifestes à l’heure actuelle. Tout le monde peut observer combien, à mesure que cet échec se concrétise, le repli identitaire, vécu comme l’ultime refuge, revient en force chez nombre de Libanais de toutes confessions.

Face aux regains d’identitarisme, les recettes traditionnelles des donneurs de leçons non seulement tombent à plat, mais ont encore pour effet d’exacerber le phénomène. Les idéologues ne font pas la différence entre repli identitaire et, par exemple, quotas confessionnels aux élections législatives. Autrement dit entre la maladie infantile elle-même et le remède destiné sinon à la guérir, du moins à en neutraliser les effets. Ce faisant, ils contribuent à perpétuer le mal. Pire, à l’aggraver.

Autre marque majeure de l’interminable adolescence libanaise, le clientélisme, lui-même lié d’une certaine manière au repli identitaire puisque son essor en dépend. Certes, l’hydre clientéliste n’est pas un mal spécifiquement libanais. C’est une caractéristique commune à toutes les sociétés dont la gouvernance et la culture politique sont fondées sur le clanisme ou même tout simplement sur la proximité entre élites politiques et électorat. Dans ce dernier cas, le clientélisme pratiqué à une échelle réduite peut être parfois un appoint plus ou moins bénéfique pour pallier les carences de l’État. Ce qui, en revanche, distingue le Liban dans ce domaine, c’est le fait qu’à mesure que son système politique se délite – et c’est le cas depuis la guerre civile –, le lien entre gouvernants et gouvernés tend à n’y plus devenir que clientéliste. Ainsi, la généralisation, depuis l’accord de Doha en 2008, du principe du consensus-roi, à travers la formation de gouvernements comprenant tout le monde (à l’exception de ceux qui s’en excluent eux-mêmes), fait que la politique au pays du Cèdre se résume désormais exclusivement à un laborieux partage entre groupes parlementaires pour la distribution de prébendes et de faveurs à leurs clientèles. Ce partage existait auparavant, bien sûr, mais il était plus ou moins en concurrence, selon les époques, avec des visions politiques, des ébauches de programme, des tentatives de mise en œuvre de réformes, etc.

Nombreux sont les Libanais qui placent Nabih Berry et son mouvement Amal en tête des profiteurs de cette dérive. En réalité, sans minimiser leur part et celle des autres clans, c’est le Hezbollah, lequel est assez souvent dédouané à tort sur ce plan, qui en assume la plus grande responsabilité, dans la mesure où c’est lui qui, depuis 2008, verrouille le système et prend en otage la république – encore une fois avec le consentement ou la résignation des uns et des autres – pour des raisons liées à la pérennité de son statut et de son arsenal. En réalité, l’équation est à la fois simple et terrifiante : sans le Hezb, la vie politique au Liban est médiocre ; avec lui, elle est inexistante.

La violence

Aux fléaux de l’identitarisme confessionnel et du clientélisme, il faut ajouter un troisième travers historique libanais, la violence clanique, inhérente surtout à la société rurale. « Nous, on ne tue pas les étrangers, c’est nos cousins qu’on tue », lance un personnage de Pluie de juin, le chef-d’œuvre romanesque de Jabbour Douaihy, qui explore tous les recoins de ce phénomène à partir du massacre survenu en 1957 à Miziara. Les bouleversements démographiques, sociologiques et politiques provoqués par la guerre civile ont certes bousculé et modifié à la surface les manifestations de cette tare, sans le moins du monde l’éradiquer. Elle demeure inscrite en filigrane dans les moindres transactions politiques au pays du Cèdre. D’ailleurs, même le conflit avec Israël est vécu avec une mentalité de vendetta corse ou sicilienne. On pourra néanmoins se consoler en se disant que si au Liban, cette forme d’incivilité est encore omniprésente, en revanche la violence individuelle ou socio-économique propre aux sociétés occidentales reste, elle, limitée, malgré la crise.

À près de 104 ans, l’État libanais fait du surplace, quand il ne régresse pas. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été un réel vivier de talents qui ont pullulé aux quatre coins du monde. C’est tout de même étonnant de voir comment un pays comme celui-ci peut produire autant de réussites individuelles parmi ses enfants – tous groupes confondus – et être lui-même, collectivement, ce désastre quasi total. Alors, oui, en effet, le Liban de 2024 n’a jamais été aussi loin de l’âge mûr...


Il y a un peu plus de trente ans, au sortir de la guerre civile libanaise (1975-1990), un collègue journaliste de confession sunnite me dit un jour ceci : « Après tout, cette guerre a peut-être servi à quelque chose. Vous, chrétiens libanais, lorsque vous avez fui le pays pour aller en Europe, on vous a signifié là-bas que vous étiez des Arabes, un mot qui vous écorchait les oreilles....

commentaires (10)

En un mot, Monsieur le co-rédacteur en chef, les clichés ont la vie dure... Sinon, la censure frappe toute contribution de lecteur qui ne partage page pas l'avis du journaliste et ses "analyses". Dénoncer la censure protège le journal.... Un journal déjà "centenaire".

Nabil

17 h 30, le 06 avril 2024

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Commentaires (10)

  • En un mot, Monsieur le co-rédacteur en chef, les clichés ont la vie dure... Sinon, la censure frappe toute contribution de lecteur qui ne partage page pas l'avis du journaliste et ses "analyses". Dénoncer la censure protège le journal.... Un journal déjà "centenaire".

    Nabil

    17 h 30, le 06 avril 2024

  • Excellent article

    AntoineK

    11 h 29, le 06 avril 2024

  • Un super BRAVO a Elie Fayad qui analyse judicieusement et objectivement l'etat de l'Ertat libanais. Mais le grand malheur du Liban et de tous les libanais , c'est precisement de s'infeoder au plus offrant exterieur: NON, le Liban nesortira jamais de l'orniere car le libanais, meme s'il est fier de l'etre comme moi-meme, est en manque de l'essentiel: le PATRIOTISME Primordial. Comme c'est dommage et surtout triste!!!!!

    RAYMOND SAIDAH

    19 h 32, le 05 avril 2024

  • Si seulement on laissait les libanais décider eux mêmes de leur destin sans l’influence des zaims qui leur font subir des lavages de cerveaux. Ils vivraient longtemps et en parfaite harmonie, quelque soit leur religion ou leur communauté. Seulement voilà ils sont pris pour otages et se retrouvent obligés de soutenir la main qui les nourrit, celle là même qui leur a ôté le pain de la bouche pour mieux les maîtriser. Le jour où ils réaliseront que c’est de leur argent que proviennent les miettes qu’on leur jette, alors ils feront la révolution pour rejeter tous ces pourris.

    Sissi zayyat

    18 h 05, le 05 avril 2024

  • Très bel article qui nous fait oublier que L’OLJ ne respecte pas les avis des commentateurs qui lui demandent de cesser de faire la publicité des fossoyeurs. A chaque fois que le barbu décide de la ramener pour nous dire qu’il est le roi du pays, ils sont là à inviter les libanais à assister à ses vomis en direct comme s’il comptait vraiment pour eux. Le Liban est adulte et même tellement mûr qu’il risque de tomber définitivement dans les mains des fossoyeurs qui ne lui veulent aucun bien, parce que les libanais ne manifestent aucune opposition nationale pour les arrêter. Min antarak y’a antar

    Sissi zayyat

    17 h 25, le 05 avril 2024

  • Super article, merci et bravo Elie Fayad

    Alain A.

    14 h 14, le 05 avril 2024

  • Trop de (peudos) révolutions, aucune évolution.

    Nadim Mallat

    13 h 48, le 05 avril 2024

  • Belle analyse . Une objectivité totale. Merci.

    LE FRANCOPHONE

    11 h 59, le 05 avril 2024

  • Poser la question, c’est y répondre. En un siècle, on n’a pas réussi à faire du Liban une nation ni le doter d’un Etat démocratique. Mais peut-être, justement, le problème est-il là. Autrefois, la plupart des Etats étaient des monarchies. Aujourd’hui, c’est la démocratie qui est à la mode, mais le type de gouvernement occidental est-il applicable partout? On voit ses limites dans les pays africains multi-ethniques anciennement colonisés: démocratie y est devenu synonyme de dictature de l’ethnie majoritaire. Peut-être pour notre pays multi-confessionnel, faut-il inventer une troisième voie.

    Yves Prevost

    07 h 23, le 05 avril 2024

  • Le Liban est toujors a l'age prehistorique du fetichisme.

    M.J. Kojack

    00 h 42, le 05 avril 2024

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