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Grandir - LOrientLeSiecle

De Bagdad à Jérusalem, enfances en morceaux

Ils ont grandi en Irak, en Syrie ou en Palestine. Leurs histoires racontent des enfances et des adolescences malmenées par l’omnipotence des États, les guerres et le colonialisme.

De Bagdad à Jérusalem, enfances en morceaux

Des enfants libanais jouent au football près du poste de Jisr al-Hamra des forces de maintien de la paix de l'ONU, au passage entre le sud du Liban sous contrôle libanais et celui occupé par Israël, le 11 février 2000. Photo AFP

Depuis l’automne dernier, un nouveau sigle utilisé par les travailleurs humanitaires raconte l’enfance prise pour cible. WCNSF. « Wounded child, no surviving family » ou « enfant blessé, sans famille survivante ». Dans la bande de Gaza, soumise par Israël à la pire campagne de bombardements du XXIe siècle, enfants et adolescents sont les premières victimes de la guerre. En cinq mois, ils sont plus nombreux à y avoir été tués qu’en quatre ans à travers le monde. Parmi eux, 17 000 sont seuls : séparés des leurs, morts ou disparus.

Gaza est aujourd’hui le symbole de l’enfance martyrisée. Au-delà des chiffres, des images et des témoignages dépeignant l’horreur d’une guerre à l’intensité exceptionnelle, ce calvaire reflète aussi l’extrême vulnérabilité des plus jeunes, non seulement en Palestine, mais dans une partie de la région. L’enfance malmenée est symptomatique d’un quotidien où l’arbitraire est la norme. La rupture ordinaire. Demain, toujours incertain. La violence est parfois spectaculaire, parfois beaucoup plus souterraine.

Des gens récupèrent des biens dans un bâtiment très endommagé suite à des frappes israéliennes sur Rafah. Novembre 2023. Mohammed Abed. AFP

Bien sûr, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. De l’océan Atlantique à la mer Méditerranée, les maux ne sont pas identiques. Les formules autoritaires, comme le cérémonial des armes, y prennent mille et un visages. Mais une même réalité unit certaines de ces terres. Sous l’emprise de menaces existentielles, beaucoup s’interrogent dès l’adolescence : faut-il partir à n'importe quel prix ou rester coûte que coûte ?

En Irak, en Syrie ou en Palestine, l’instabilité fait système. Les perspectives sont limitées. Les conflits entrecoupés de trêves fragiles. Les paix à peine aperçues, aussitôt disparues. Les destins pris en otage par des jeux de puissances insurmontables. Naître palestinien, c’est grandir sous le régime omnipotent de l’occupation israélienne. Évoluer au rythme de la colonisation. Naître syrien ou irakien, c’est commencer à prendre conscience de son environnement dans des États morcelés ou en voie d’effondrement. À Damas, treize ans après le déclenchement du soulèvement contre le régime Assad et sa transformation progressive en conflit régional, la précarité a remplacé la permanence. Mais le dictateur, quoique diminué, est indéboulonnable. À Bagdad, en revanche, Saddam Hussein a chuté il y a plus de vingt ans. Mais les milices ont pris le relais.

Parmi les adultes d’aujourd’hui, certains sont suffisamment âgés pour avoir vécu enfants ces moments de bascule. Ils se souviennent du monde d’avant avec nostalgie, tendresse ou chagrin. Mais vouent aux gémonies le monde d’après.

L’enfance menacée est ainsi menaçante

Enfances à l’école des Baas

Aziz el-Asmar, 51 ans, est originaire de Binnish, dans la province d’Idleb. Petit, il détestait l’école. Dans la Syrie des Assad, elle est le lieu privilégié de la domestication des esprits. Pour garantir la pérennité du régime, on met au pas les plus jeunes à peine commencent-ils à balbutier. « En primaire, nous étions à l’avant-garde du parti Baas, raconte-t-il. Au collège, puis au lycée, on devait porter l’uniforme militaire complet. Et quand nous arrivions en retard, nous étions sévèrement punis. On devait se raser les cheveux et ramper. » En dictature, l’école permet de contrôler les parents à travers leur progéniture. L’enfance menacée devient ainsi menaçante. Rusl Ahmad, 29 ans, l’a appris à ses dépens. Au CP, elle est une élève appliquée et veut obtenir la note maximale en dessin. Alors, à la maison, elle s’entraîne à faire le portrait de Saddam Hussein en essayant de calquer sa photo, celle que l’on retrouve sur toutes les premières pages de ses livres scolaires. Frustrée par la tâche, dégoûtée par le modèle, elle finit par s’énerver. Mais tandis qu’elle s’apprête à déchirer l’original, sa tante la surprend et rameute toute la famille. Le père, les oncles et les tantes… ils débarquent dans sa chambre, ferment la porte à double tour et la rouent de coups. Seule sa mère tente de l’épargner en suppliant les autres d’arrêter, en jurant de « mieux l'éduquer ». « Ils avaient très peur qu’un jour, j’en fasse de même à l’école. Si cela devait arriver, ils se retrouveraient tous derrière les barreaux », relate cette native de Bagdad.

Enfances en guerres

Et puis la guerre est arrivée... La petite Rusl l’a vécue dans sa chair. Nous sommes en 2003. Les États-Unis envahissent l’Irak. Rusl Ahmad a huit ans. Avec ses proches, elle fuit Bagdad sous les bombes vers la province de Diyala. Les temps sont durs, la nourriture se fait rare. Les tourments sont nombreux. Mais quelques semaines après, rebelote, la famille est contrainte de prendre le chemin du retour pour échapper aux bombardements américains qui visent le gouvernorat où elle s’était réfugiée. La violence est partout, autant rester chez soi. Avant de partir, sur la place de l’école qui leur sert d’abri, l’une des tantes de Rusl se dévoile par désespoir et agite son hijab vers le ciel comme on arbore un drapeau blanc. « Je viens d’une famille très conservatrice. Ce moment restera toujours gravé dans ma tête », confie la jeune femme.

Sur le toit de son domicile, dans le quartier d’al-Thaoura à Bagdad, plus connu aujourd’hui sous le nom de Sadr City, l’enfant qu’elle était s’habitue à tomber nez à nez avec des miliciens de la puissante armée du Mahdi en quête de lieux sûrs où se cacher et d’où mener des combats. Ils sont alors en lutte contre l’occupant américain, recrutent en masse dans les faubourgs populaires de la capitale et du sud du pays martyrisés par l’ancien régime. Pour Rusl et les siens, cette intrusion dans le foyer est oppressante et non-consentie. « Un jour où ils squattaient notre toit, un avion américain a largué une bombe et la moitié de la maison s’est écroulée », se remémore-t-elle.

Rusl Ahmed, 29 ans, a grandi à Bagdad.

Les enfants de Aziz el-Asmar, eux, n’ont connu que la guerre ou presque. Ahmad a 18 ans et rêve de devenir le meilleur programmeur informatique de la planète. Mohammad en a 16, est passionné d’échecs et aspire à devenir chirurgien. Dans la province d’Idleb tenue par le groupe jihadiste Hay’at Tahrir al-Sham – la seule qui échappe encore aux mains du régime syrien –, ils ont grandi au rythme des bombardements des forces loyalistes et de ses protecteurs russe et iranien. Très vite, ils apprennent à reconnaître les avions de chasse rien qu’à leur son, à distinguer un Sukhoï d’un MiG. Obus, missiles et roquettes n’ont plus de secret pour eux. « Au début, les adultes essayaient de nous rassurer. Quand un avion bombardait la ville, ils nous disaient de ne pas nous inquiéter, qu’il devait sans doute s’agir de feux d’artifice, qu’il devait y avoir une fête ou un mariage non loin de nous », se souvient Ahmad al-Asmar. « Mais à force de voir des destructions, du sang et la défense civile en train d’essayer de sauver des vies, on finit par comprendre… »

Aziz al-Asmar et ses trois enfants, Ahmad, Mohammad et Omar, à Binnish, dans la province d'Idleb en Syrie.

Bien sûr, il arrive que l’enfance reprenne ses droits. Qu’un rai de lumière jaillisse d’entre les nuages et vienne à la rescousse d’une insouciance empêchée. Qu’un semblant de « normalité » s’impose momentanément. Dans les sous-sols où l’on s’abrite, on fait deviner aux autres des mots griffonnés sur des bouts de papier. Avec des cartons en guise de luge, on glisse sur des morceaux de plafond éventrés. Souvent, durant les instants de répit, on joue au foot. Mais il est difficile d’oublier celui qui observe à défaut de pouvoir participer. « On a un ami qui a perdu sa jambe dans un bombardement. Sa place était avec nous sur le terrain. Vous imaginez ce qu’il doit ressentir ? » s’insurge Ahmad. Lui et Mohammad ont un petit frère, Omar, cinq ans aujourd’hui. Le 6 février 2023, à la maison, quelques secondes avant le séisme qui a ravagé la province, une coupure d'électricité a eu lieu. « Depuis, Omar pleure à chaque fois que cela arrive, comme s’il pensait qu’il s’agissait d’un « top départ » augurant le pire », dit Mohammad al-Asmar.

Enfances sous occupation

Du haut de ses deux décennies, Mohammad Hureini, 20 ans, s’est déjà fait arrêter cinq fois par l’armée israélienne. Sa vie entière est rythmée par les crimes de l’occupation. Il est né dedans. Aucun souvenir d’enfance ne peut y échapper. Sa famille a trouvé refuge dans la zone désertique de Masafer Yatta, à l’extrême sud de la Cisjordanie, après son expulsion du Naqab en 1948.

Mohammad Hureini n’oubliera jamais les raids nocturnes des forces d’occupation israéliennes en plein hiver, l’entrée fracassante des soldats dans les maisons du village, le saccage des intérieurs, l’expulsion des habitants dans le froid de la nuit, les mauvais traitements imposés à son père sous ses yeux d’enfant et les attaques des colons contre les autres gamins sur la route de l’école. Ou contre sa grand-mère alors qu’elle faisait paître ses moutons. Depuis qu’il a 13 ans, il milite et résiste pacifiquement dans le cadre de l’organisation Youth of Sumud. À partir des années 1980, l’État hébreu a décrété la majorité de Masafer Yatta terrain d'entraînement militaire, renvoyant ainsi la présence palestinienne dans l’illégalité. Au quotidien, les communautés doivent composer avec la destruction de leurs logements et des infrastructures, dont les établissements scolaires et les centres médicaux.

Mohammad Hureini dans son village d'Al-Tuwani, dans la région de Masafer Yatta.

« Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? » Enfant, comme de nombreux petits garçons, Mohammad Hureini répondait « footballeur » à cette question. « Je n’ai pas prévu d’être activiste. C’est la situation qui m’a poussé dans cette direction », dit-il. « Si je ne me bats pas pour mes droits, qui le fera ? » Comme Mohammad Hureini, Ashira Darwish, 37 ans, a pris conscience très tôt du caractère omnipotent de l’occupation. Il y avait ces jeunes qui, durant la première intifada, jetaient des pierres et se réfugiaient ensuite dans les maisons alentour. Et elle qui demandait toujours où étaient son grand-père et ses oncles et pourquoi elle ne pouvait pas les voir. « Ils étaient en fait réfugiés à Amman. Ils avaient été chassés de Jérusalem en 1967 », explique la trentenaire, aujourd’hui mère d’une fillette de quatre ans et d’un nourrisson de quelques semaines.

« Si je ne me bats pas, qui le fera ? »

En 2001, au cours de la deuxième intifada, l’adolescente participe à nombre de manifestations qui donnent lieu à des affrontements avec les soldats israéliens. Mais sa mère a peur pour elle et craint que sa fougue ne finisse par lui jouer des tours. Elle l’exhorte à rejoindre un rassemblement où l’on proteste en chansons contre la fermeture par l'occupation de la Maison d'Orient, quartier général de l'OLP à Jérusalem-Est. C’est à cette occasion qu’Ashira Darwish sera battue, arrêtée, puis détenue pour la première fois. Elle avait 16 ans. « J’étais naïve. Je pensais que les policiers israéliens étaient un peu moins cruels que les soldats », confie-t-elle. « J’ai compris alors que personne n’était en sécurité et que ma famille ne pouvait pas me protéger. » De cette expérience douloureuse naît une vocation : elle sera journaliste. Un choix qui entraînera, adulte, deux autres détentions, autrement brutales. Ashira Darwish sera torturée. « Nous souffrons continuellement de troubles du stress post-traumatique, sauf que nous n’avons pas de « post » sous occupation. Vous sortez de prison pour entrer dans une prison plus grande et votre système nerveux n'est pas censé être régulé parce que vous pouvez être de nouveau arrêté. »

Ashira Darwish, lors d'un séjour à la mer Morte en 1998.

Selon les cultures, les classes sociales et les époques, les projections sur l’enfance diffèrent. Mais de Bagdad à Jérusalem, d’un âge à l’autre, les chocs s’accumulent comme les sédiments d’une roche. Les traumatismes sont intergénérationnels. Chaque catastrophe est chassée par une autre. Et à chaque fois, les enfants et les adolescents sont les premiers à souffrir.


Depuis l’automne dernier, un nouveau sigle utilisé par les travailleurs humanitaires raconte l’enfance prise pour cible. WCNSF. « Wounded child, no surviving family » ou « enfant blessé, sans famille survivante ». Dans la bande de Gaza, soumise par Israël à la pire campagne de bombardements du XXIe siècle, enfants et adolescents sont les premières victimes de la guerre. En...
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