
Figure de la pop australienne, Tina Arena a vendu 10 millions d'albums dans le monde. Photo DR
« Arrêtez d’ostraciser les femmes. C’est à nous de décider quand il sera temps d'arrêter. » Sur la scène des ARIA Awards – équivalent des Grammys en Australie –, Tina Arena tient le discours le plus engagé de sa carrière face à un public de marbre. Quand, ce 26 novembre 2015, elle reçoit des mains de Kylie Minogue un prix récompensant l’ensemble de son œuvre, la scène artistique occidentale est en pleine mutation de Paris à Hollywood, entre revendications féministes pré-Me Too et aspirations inclusives.
Sortie de l’émission Young Talent Time où elle marque les esprits au creux des années 1970, « Tiny Tina », comme la surnomment les téléspectateurs du télé-crochet pour enfants, peine d’abord à se faire un nom en dehors des plateaux aseptisés de télévision. Pour percer dans une industrie exigeante, sensationnaliste, elle sensualise rapidement son image et chante la luxure et le désir féminin dans cette Australie catholique conservatrice des eighties qui observe, ébahie, l’évolution d’une jeune artiste en quête de stabilité.
Si l’engouement du public et l'effervescente volonté des producteurs à faire d’elle une marque s’accroît avec la sortie de ses premiers morceaux en français, la native de Melbourne préfère aujourd'hui jouer avec des silences prononcés et des absences médiatiques assumées. Depuis sa grande maison blanche au sud de Melbourne où elle assure, sans fard ni maquillage, la promotion de son dernier album, Love Saves – sorti en juillet dernier –, Tina Arena, à 56 ans, revendique toujours autant ses envies comme ses retards en pointant du doigt la misogynie de l’industrie. Rencontre.
Pourquoi était-il important pour vous de parler de l’âgisme dont vous avez été la cible sur la scène des ARIAs en 2015 ?
L’industrie musicale entretient une relation très malsaine avec l'âge. Les producteurs et agents dans le milieu ne vous regardent plus de la même façon après 40 ans. C'est assez cynique parce qu'il est beaucoup plus facile de contrôler quelqu'un qui n'a pas vécu, qui ne connaît pas les dessous de ce qui se trame dans les grands bureaux des décisionnaires. Lorsque j'ai passé le cap de la quarantaine, on m’a gentiment expliqué que je devais prendre moins d’espace, mais ce n’est pas à eux de me dire d'arrêter ! On ne dit pas à un PDG, un homme de pouvoir, qu'il est trop vieux pour diriger quoi que ce soit. J'ai senti qu'il était vraiment important de leur faire comprendre qu'ils ne me contrôlent pas.
Vous vous êtes produite à de nombreuses reprises au Liban – toujours au Casino – et dans le monde arabe, une région qui se montre plus clémente envers les artistes d’un âge plus avancé. Cela vous a-t-il étonné ?
Beaucoup. Je suis venue me produire au Liban plusieurs fois au cours des deux dernières décennies et j’ai été agréablement surprise de découvrir des visages de femmes de plus de 50 ans inonder les chaînes de télévision et les ondes des radios commerciales. J’imagine que, comme partout, les problèmes existent et persistent, mais il y a une patience et une forme de respect dans le monde arabe envers les acteurs et chanteurs d’un certain âge. Et une reconnaissance de la part des jeunes générations qui est absolument essentielle.
Vous décrivez d’ailleurs la nouvelle génération de pop stars comme irrationnelle...
Parce qu’on leur vend l'idée que tout le monde peut être une star. Ce n'est pas vrai. On les endoctrine sur les plateaux de télévision et sur les réseaux sociaux. À force de répéter que le milieu devient accessible, ouvert à tous, on fait faussement croire aux jeunes qu’il est devenu facile de réaliser ses rêves sans grand effort. Il y a une grande différence entre être une star et être un artiste.
L'émission de télévision à laquelle j'ai participé lorsque j'étais toute petite exigeait d'apprendre à danser, à lire la musique, à chanter correctement, à se tenir devant la caméra. Aujourd'hui, vous n'avez pas la possibilité d'apprendre. Les échelons à gravir vers la gloire n’existent plus, c’est TikTok qui décide de ce qui est bankable ou ringard, c’est terrifiant. J'ai appris le métier à l'ancienne, et j'en suis bien reconnaissante.
Chez Tina Arena à Melbourne où elle s'est réinstallée il y a quelques années. Photo DR
Pour vous, c'était donc mieux avant ?
Bien sûr. Parce que les artistes étaient plus dans l'honnêteté, dans la quête d'authenticité. Je vais même aller plus loin en dénonçant ce système où on ne peut plus rien dire aujourd’hui par peur de vexer ou d’offenser une personne, un groupe d'individus, une communauté.
À l'époque, des personnalités comme Thierry Ardisson me posaient des questions que personne n’oserait plus poser maintenant. Mais c'était tellement plus intéressant, plus rock ! Je fais un doigt d’honneur à l’époque et à la bienpensance.
Certes, mais les personnalités publiques étaient plus politiquement et socialement engagées dans le passé, ce que vous n’avez pas beaucoup été. Ne pensez-vous donc pas qu’il est du devoir de l’artiste de politiser son travail ?
Il est de notre devoir de poser des questions, d'interroger la société car on en est le miroir. Vous avez raison de dire que je n’ai jamais vraiment apporté mon soutien à quelconque parti ou candidat politique. En France, durant la campagne qui a précédé l'élection présidentielle de 2007, on me prêtait une affection sarkozyste simplement parce que j’avais chanté à l’un de ses meetings. Quand on me propose une offre, je l’accepte. Quand on me demande de faire mon travail, je le fais. Tout le monde s'était retiré sauf Faudel et moi. Je ne suis pas française, je ne vote pas ! Et croyez-moi que je n'en avais rien à faire des idéologies de Sarkozy !
Peut-on être une artiste féministe et apolitique ?
Je revendique en tout cas être une femme libre et j’en ai payé le prix fort. Il faut travailler dix fois plus, vendre vingt fois plus, s’afficher trente fois plus pour être respectée quand on est une femme. Notre secteur est toujours très largement dominé par les hommes et leur façon propre de voir les choses. Ça évolue heureusement dans le bon sens avec la libération de la parole par exemple, mais ce n’est pas assez. Il faut faire plus, parler plus, crier plus. Et ça ne passe pas toujours par la politique.
Quel est l’aspect le plus frustrant de votre métier en 2024 ?
Ce qui m'énerve profondément dans notre business, c'est le manque de respect pour la propriété intellectuelle. Je fais partie d'une génération qui aime ce qu'elle fait, qui se sent assez privilégiée d’avoir eu diverses plateformes pour m’exprimer au travers de mon art. Je n'aime pas qu'on me qualifie de célébrité, je n’en suis pas une. Je n'ai pas envie de m'habiller en circonstance tous les trois soirs pour fouler un tapis rouge. Ce que j'aime le plus, c'est la conception, la création et ensuite l'échange que l’on peut avoir sur scène avec celles et ceux qui veulent bien faire partie du voyage.
Avez-vous déjà songé à tout arrêter ?
J'ai failli me retirer ces dernières années, mais je m’approche de mes 50 ans de carrière. Je compte donc bien faire la fête, puis je verrai comment je me sens.
Que demanderait « Tiny Tina » à l’adulte que vous êtes ?
Comment est-ce que tu t’es sentie au sommet ?
Et que diriez-vous aujourd’hui à « Tiny Tina » ?
Entoure-toi correctement. On ne te voudra pas que du bien ma petite…