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Grandir - Lorient-Le Siecle

« Génération Kalachnikov » : quand L'Orient-Le Jour partait à la rencontre de la jeunesse libanaise en guerre

Ils avaient vingt ans, l’âge de ceux qu’ils interviewaient. Maroun Bagdadi, futur réalisateur, est alors journaliste à « L’Orient-Le Jour ». Nayla de Freige, actuelle présidente-directrice générale de « L’OLJ », fait ses tout premiers pas dans le métier. Ensemble, avec l’aide d’un cabinet de conseil, ils mènent l’enquête pendant plusieurs mois. Objectif : sonder la jeunesse libanaise. Qu’est-ce qui l’anime ? Comment pense-t-elle ? Que dit-elle de l’avenir du pays ? Nous sommes en mai 1979. La guerre vient d’entamer sa cinquième année. L’étude donne à voir, sur six épisodes, une jeunesse affirmée, passionnée, au ton libre. Mobilisée politiquement jusque dans leur chair, elle est souvent idéaliste, parfois cynique. Quarante-cinq ans plus tard, ces témoignages sont plus édifiants que jamais. « L’OLJ » vous propose un extrait du premier épisode, sobrement intitulé « 32 % des jeunes se sont battus ».

« Génération Kalachnikov » : quand L'Orient-Le Jour partait à la rencontre de la jeunesse libanaise en guerre

Illustration Jaimee Haddad.

73 % de la jeunesse scolarisée libanaise (de seize à vingt-deux ans) s'intéressent sérieusement à la politique : 91 % lisent, tous les jours, un ou deux journaux politiques, 56 % ont sympathisé avec des partis, et sur cette proportion, 61 % ( soit 34 % de l'ensemble) ont adhéré pendant la guerre à ces partis. Enfin, 32 % des jeunes ont porté les armes pendant la guerre.

Ces chiffres sont éloquents. Encore une fois, il faudra abandonner, ou plutôt amener les autres à abandonner un préjugé que la guerre libanaise a déjà définitivement balayé, préjugé selon lequel les Libanais sont juste bons à mener la « dolce vita ». La guerre d'usure a plus ou moins contribué à la « vietnamisation » de cette « dolce vita »... Et même la bourgeoisie libanaise déguste, aujourd'hui, avec un certain plaisir, quelque chose qui aurait la saveur des fruits verts, les délices de l'après-guerre et de ses guerriers au repos.

Photo Archives OLJ.

Le Liban pourra longtemps se targuer d'avoir désormais, à l'ombre de la démocratie la plus anarchique et la plus pluraliste, la jeunesse la plus profondément politisée du monde arabe. Là où d'autres pays voisins ne parviennent pas – lorsque tel est leur vœu, et c'est rare – à mobiliser, ou plutôt à embrigader leur jeunesse autour des thèmes tonifiants de leurs réalisations exemplaires, le Liban réussit, par le truchement de cette « guerre miraculeuse », l'un des dosages les plus explosifs de la région : des jeunes qui ne veulent pas dissocier la politique de leur vie quotidienne et de leur bonheur personnel. La jeunesse libanaise aura ainsi expié, pour ses parents, les nombreux péchés d'insouciance et d'individualisme accumulés depuis l'indépendance. Nos jeunes continuent à skier, à danser, à boire, à aller au cinéma, à lire, bref à vivre... mais ils font aussi la guerre, militent au sein de partis très combatifs et dévorent quotidiennement l'actualité politique. Ils ne consomment plus la politique ; ils la pratiquent jusque dans leur propre corps. Mais s'intéresser sérieusement à la politique, qu'est-ce que c'est au juste ? Pour Michel, c'est « prendre son avenir en main et oublier tous les poncifs familiaux » ; pour Fouad c'est « être encore – et encore plus – impliqué dans la réalité » ; pour Joseph c'est peut- être plus pressant, car lui ne veut pas penser à l'avenir mais au présent : « C'est ce présent que je veux prendre en main, car il faut en finir, une fois pour toutes, avec tous ceux qui font commerce de notre destin ». Ils en ont tous marre ; ras-le-bol généralisé de voir leurs aînés décider pour eux. Ils veulent prendre une part plus active à l'élaboration de la société dans laquelle ils souhaitent vivre. La remise en question n'est pas radicale. Mais le fait est certain que tous, plus ou moins, se sont brusquement réveillés dans un pays en flammes. Tous, chacun à sa façon, se sont rendu compte que c'était un peu leur vie qui s'en allait, leur avenir qui brûlait... Ils se sont surtout aperçus que cette guerre ne se ferait pas sans eux.

Photo Archives OLJ.

« Ils avaient besoin de nous, nous devions combattre. Et je peux l'assurer qu'au fond de moi-même je me suis lancé dedans pour moi, rien que pour moi. Je n'ai pas du tout pensé à mes vieux, ils n'avaient qu'à partir. Tu sais, j'avais tellement entendu mon père, pendant des années, raconter des bobards, des conneries quoi, que je n'avais qu'une idée en tête : aller voir si tout cela était vrai. Et, pour une fois, il ne déraillait pas. » Kamal avait dix-sept ans en 1975. Il n'avait jamais sérieusement lu un journal. « La page des sports quoi… Les résultats de nos tournois interscolaires. Tu te rends compte, on t'apprend durant toute l'année à l'école à cogner contre un ballon, et puis un jour, tu te retrouves sur une barricade en train de cogner avec un fusil contre un type en face avec qui tu cognais sur le même ballon. J’y pensais souvent... Parfois la nuit, j'avais un peu bu, j'attrapais des fous rires. J'imaginais tout cela comme un match de basket-ball. Vraiment... Depuis, j'ai appris, une distraction comme une autre, à lire les journaux pour y chercher les noms des morts... C'était un jeu. Parfois il y avait des noms que je connaissais. » La politisation de Kamal est passée par là. Une porte étroite où se faufile la mort la plus absurde. Celle d'Antoine est moins cynique. Lui, il a vu venir. Son père a toujours fait dans la politique. Il recevait souvent des gens apparemment importants qui annonçaient inéluctablement des catastrophes imminentes. Il s'ennuyait ferme au cours de ces déjeuners et on lui reprochait de trop s'intéresser aux motos et aux filles. Jusqu'au jour où il a refusé de suivre son père et toute la famille en France. « J’ai tout compris brusquement. »

Intérêt soudain donc pour la politique. La politique libanaise surtout. « Avant, on n'y comprenait rien, il y avait trop de combines, la guerre a tout éclairci. »

Voici, résumé, le point de vue de milliers de jeunes qui, soudain, se sont éveillés à la politique lorsque celle-ci s'est mise de plus en plus à ressembler à un jeu de « soldats-voleurs » ou à un match de basket-ball, avec, en plus, des morts et des blessés. La politique s'est comme « purifiée », il n'y avait plus des discours, des discours ronflants, des discours démagogiques... Il y avait un appel à la guerre et c'est tout. Se battre ou se taire. Se taire ou mourir. Car soudain il s'est trouvé des gens à mourir pour leurs idées. La concrétisation de la politique sur le champ de bataille a certainement créé un nouveau rapport politique : un rapport physique, immédiat.


73 % de la jeunesse scolarisée libanaise (de seize à vingt-deux ans) s'intéressent sérieusement à la politique : 91 % lisent, tous les jours, un ou deux journaux politiques, 56 % ont sympathisé avec des partis, et sur cette proportion, 61 % ( soit 34 % de l'ensemble) ont adhéré pendant la guerre à ces partis. Enfin, 32 % des jeunes ont porté les armes pendant la guerre.Ces chiffres sont...

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