Voilà, elle l’a dit, le mot qui tue, qu’il faudrait interdire, bannir de tous les discours, mais qui continue à remplacer, depuis quelques années, le slogan creux du ski et de la plage le même jour. Elle est belle, Yasmina Zaytoun, elle a un feu qui brûle en elle. Il lui sort par les yeux, il fait trembler sa voix. Quand on s’adresse à elle sur ce plateau clignotant et clinquant où se déroule une compétition d’une autre époque, on l’appelle « Lebanon ». Première dauphine de Miss Monde, elle incarne déjà autre chose qu’elle-même, la dimension d’un pays qui perçoit dans la beauté des femmes une chance de prospérité, une certitude d’avenir. L’élection, en 1971, de Georgina Rizk au titre de Miss Univers avait en effet attiré sur le Liban tous les regards. Tout à coup, les projecteurs révélaient un pays presque confidentiel, de plages et de champagne, de fêtes ininterrompues et d’élégance innée, de liberté apparente et de contrastes assumés, une Côte d’Azur orientale déroulée entre montagne et mer, minuscule et ravissante paillette bénie par la géographie pour n’être que mieux maudite par l’histoire. Pour le Liban de 2024, placer une première dauphine à la droite de Miss Monde, ça vous a forcément un petit relent d’âge d’or, un rappel de ce qu’on a été et qu’on ne peut hélas ! pas être en même temps. Mais aujourd’hui que nous n’avons guère de touristes à éblouir, nous voilà entre soi face à notre vérité nue. Voici une population urbaine vieillissante qui ne se hasarde plus dans ces nouveaux bars et restaurants « où l’on ne connaît plus personne », qui ne s’adonne plus à sa passion de recevoir, l’effondrement bancaire l’ayant privée des moyens de le faire dans les règles de l’art, et se calfeutre entre livres et souvenirs, Netflix et la fenêtre du téléphone devant laquelle, de temps en temps, les enfants passent. Voici le Sud et désormais la Békaa exposés au harcèlement des drones et des obus israéliens. Le Hezbollah a attaqué le nord d’Israël en solidarité avec Gaza. On ignore combien de Palestiniens ont été ainsi sauvés, mais on sait combien de Libanais ont subi leur sort. On ne peut imaginer combien le subiront encore si Israël décide de remplacer sa guerre d’usure et ses vibrions printaniers par un assaut en bonne et due forme. Déjà, sans qu’il soit besoin de l’annoncer, le Liban fait partie de ces pays où il n’est pas recommandé de se rendre sauf urgence. Pire, sans autorité, celle-ci étant nonchalamment laissée au bon vouloir d’une faction clairement téléguidée qui ne lui veut pas du bien, il vivote et laisse son étoile pâlir sans projet, sans plan, sans volonté. Que reste-t-il à son tourisme pour séduire ? Que reste-t-il à son commerce pour attirer le chaland ? Que reste-t-il à son marché sans banques pour attirer l’investisseur ?
Elle l’a dit, le mot qui tue. Elle a dit « résilience ». Elle a dit que le Liban lui a appris comment on fait pour devenir Miss Monde à quelque chose près. Première dauphine, Yasmina Zaytoun n’avait rien d’autre à vendre pour vanter son pays, et ce moment était affligeant. Elle a parlé de la double explosion quasi nucléaire au port de Beyrouth, le 4 août 2020. C’est en effet notre part d’extraordinaire. Le sempiternel ski et plage est enfin passé à la trappe. Nous, on sait comment survivre à 15 ans de guerre, plus quelques étés sous les tapis de bombes israéliens, sans compter les assassinats en série et leurs séries de morts collatéraux. On sait comment, hagards et sonnés, prendre un balai et un pinceau pour camoufler les stigmates des explosions ; vivre avec le peu que les guichets des banques nous jettent ; exporter nos jeunes et vieillir sous leur protection au lieu de l’inverse ; donner le change en élégance décatie – avoir connu des jours meilleurs vous laisse quelque allure. La résilience, c’est prendre des coups et se relever comme pour en demander encore. Il est malsain d’y voir du courage ou de l’héroïsme. Recommencer inlassablement est le contraire d’avancer. Or la vie qui nous dicte de vivre exige aussi son tribut de progrès.
commentaires (9)
Mais de "résilience", comment dire ce mot qui a, et je me trompe sûrement, une connotation religieuse, comment le dire à des Libanais qui vivent une guerre sans fin depuis les années soixante. Des mots tuent, des mots sont dangereux, et c’est Sartre qui vous donnera raison : "Les mots sont des pistolets chargés", bien sûr. Une comédienne, Judith Godrèche, pour dénoncer le mal qu’on lui fait, a trouvé le mot pour le dire dans une récente interview du 8 février dernier : "La résilience dans le fond est un peu un ennemi. La résilience est une façade…". Rien à ajouter.
Nabil
11 h 29, le 15 mars 2024