Bientôt 30 000 morts, mais le nombre n’est rien, n’est plus rien. C’est une machine en marche qui rase aveuglément tout ce qui entrave son passage. Il n’y a rien, ou plus rien d’humain à ses commandes, et le vivant l’indiffère. La mort est une contagion. Elle ne gagne pas seulement les corps de ceux qu’elle emporte. Elle aspire les cœurs de ceux qu’elle a achevé d’horrifier. Une fois, deux fois, dix fois on pleure sur des images. Il y a ce déjà vu qui nous obsède. On sait ce que signifie cette souffrance. Celle des mères désenfantées, des enfants démembrés, des handicapés à vie à qui la vie ne fera pas de cadeau. La souffrance de la famine et du froid. Des gamins qui ramassent des poignées de sable mêlé d’un peu de farine et les enfournent dans leurs poches, misérable pitance. Vient un moment où les larmes s’épuisent, l’intérêt s’émousse. La colère, l’élan d’agir laissent place à la résignation. Il y aurait donc une fatalité de la monstruosité humaine.
La civilisation est au mieux un mythe, au pire une prétention. Lors de la Grande Guerre, quatre-vingt-treize célébrités allemandes avaient publié un « Appel au monde civilisé » pour blanchir l’Allemagne de Guillaume II des atrocités de ses armées en Belgique et en France. « Sans notre militarisme, notre civilisation aurait été anéantie depuis longtemps », pouvait-on lire dans cette pétition. Le paradoxe évoqué n’a eu d’autre effet que d’ajouter une débâcle intellectuelle à la débâcle morale de l’empire. À cette époque, des illustrateurs émaillaient les journaux de dessins d’après les récits des personnes déplacées qui cherchaient refuge dans les villes et villages encore épargnés par les combats. Quelques traits de crayon montrant deux troufions en armes et un enfant désarticulé, avec pour légende « Il avait sept ans », suffisaient à restituer toute l’horreur de l’avancée des troupes, brûlant, volant, violant, saccageant, écrasant tout sur leur chemin.
Longtemps, et encore aujourd’hui, les images explicites ont été interdites dans les médias qui se flattaient de cette autocensure comme d’une forme d’élégance vis-à-vis de leurs lecteurs et spectateurs. On tenait compte du droit à l’image et du respect des morts. Quand un attentat avait lieu en Angleterre, en France ou en Espagne, à peine vous montrait-on une ambulance garée devant un lieu indéfinissable, entouré d’un cordon de sécurité. Le régulateur des médias sociaux, de son côté, donne une image pudiquement voilée avec l’option de la voir ou pas assortie de l’avertissement « contenu graphique ». Et toujours vous appuyez sur cette icône en forme d’œil. Même pas mal ! Et vous les voyez, ces pauvres corps déchiquetés, et par-dessus, de plus pauvres corps encore penchés crispés sur cette viande en laquelle ils voient de l’amour arraché, une tendre présence devenue intangible. Et ça ne vous fait plus rien. Un peu plus de quatre mois auront suffi. Deux saisons et bientôt le printemps, et voilà le grand spectre de l’indifférence et de l’oubli qui nargue une population acculée dans un recoin congru, un talon de sa terre, n’attendant plus que le coup de grâce. Mais les coups n’ont plus de grâce. Plus la mort infligée est lente, plus l’assassin se défausse de son crime sur le temps. Qu’adviendra-t-il de Gaza quand quelqu’un se décidera à annoncer la fin de la guerre ? Qu’adviendra-t-il du Liban, déjà brûlé en son Sud et qui ignore jusqu’où montera le dangereux petit feu qui le dévore ? Si les larmes ont séché, ne laissons pas sécher l’encre. Témoignons que l’humain existe et qu’il peut être bon. La civilisation a besoin de traces.
commentaires (13)
C'est sûr, je vous cite : "" Si les larmes ont séché, ne laissons pas sécher l'encre."" Et le sang alors, s'il sèche lentement pour garder la haine vivante à travers les siècles. J'ai de l'espoir que ça évolue, et dans le bon sens. Tout ira très bien, et je dirai même plus "touchons du bois". À trop jouer la "mouche du coche", on finit par se lasser. Pas trop défonçer tant de portes ouvertes. Je le dis aux pessimistes bornés, qui ne voient pas plus loin le bout du tunnel (pas celui de Gaza). il faut raison garder, et souhaiter le meilleur pour le "vivre-ensemble" entre Arabes et Juifs. Amen.
Nabil
13 h 49, le 27 février 2024