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Lifestyle - Histoires de thérapies

Le joueur (de roulette)

Le moment est sacré, intime, personnel. Un face-à-face entre le psychanalyste et son patient, qui se fait dans la colère, les larmes, les fous rires et les silences.

Dans cette rubrique bimensuelle, le Dr Chawki Azouri partage des histoires et des cas qu’il a vécus tout au long de sa carrière, avec des interlocuteurs qui resteront anonymes. Cet article est le premier d'une série de trois sur les joueurs.

Le joueur (de roulette)

Photo d'illustration bigstock

Quand on écrit sur le joueur, la première référence qui nous vient en tête, c’est Le joueur de Dostoïevski. Mais François, le patient qui venait me consulter, n’avait rien d’un Alexeï Ivanovitch. Cependant, comme tous les joueurs se ressemblent, son histoire n’avait pas moins de mordant que celle du héros de Dostoïevski. François me dit d’emblée : « Je suis désolé mais je n’ai pas d’argent. » Il a voulu me rassurer tout de suite qu’il n’avait pas d’argent ce jour-là pour me payer, mais qu’il avait quand même de l’argent. Évidemment, et c’est toujours pareil, les premiers mots du patient seront ceux autour desquels les autres mots vont tourner. François joue, et il joue à la roulette. Il vient poussé par ses amis, sinon il ne serait pas venu. Il ne considère pas le jeu comme une pathologie, mais il faut dire que là, il est au bout et ne voit pas comment il va s’en sortir. « Continuez », lui-dis-je.

Il a été pour la première fois dans une salle de jeu avec un ami qui, lui, était un habitué du jeu à la roulette. Tout de suite, il a éprouvé une sorte d’ivresse. L’immense salle était pleine à craquer, du monde assis, autour des tables et du monde qui bougeait entre les tables. Ce qui faisait des tables le cœur de la pièce. Il y avait donc plusieurs cœurs, ce qui désorientait complètement le nouveau venu. Avec une vélocité qu’il n’avait pas aperçue, l’ami était déjà installé autour de l’une des tables.

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« Je vous assure docteur, tout allait tellement vite que je suis resté debout, hébété n’osant pas bouger. Je me suis finalement rapproché de la table où mon ami jouait et j’ai regardé. J’entends alors une voix qui dit : rien ne va plus. C’était le croupier. Il annonçait qu’on ne pouvait plus miser. À l’annonce du numéro sorti, des cris de joie ou de détresse fusaient à partir des tables. Quant à mon ami, il venait de gagner une somme énorme que le croupier dirigeait vers lui avec son bâtonnet.

Par chance, une place se libérait à sa gauche. Je m’y engouffre rapidement. Avec l’index sur ses lèvres il me faisait signe de ne pas lui parler. Il voulait rester concentré. Sans lui parler je commence à miser comme lui et les gros jetons à s’entasser devant moi. Il me regarde amusé. Au bout d’une demi-heure, il se lève en ramassant ses jetons et je fis pareil.

On va s’installer au bar. Il me dit alors : Ne pense pas que ce sera comme ça à chaque fois . Alors pourquoi tu t’es arrêté ?  Il faut savoir s’arrêter à temps sinon, à chaque fois, tu perds tout ce que tu as. Si j’avais fait de cette phrase mon principe de jeu docteur, je ne serais pas chez vous aujourd’hui.

Une minute de silence, comme si on se recueillait devant un mort. Avec enthousiasme, il me décrit le décor : la roulette, le tapis vert, les jetons mais aussi toute la beauté qui va avec. Les colonnes, le bois, l’habit des croupiers, ceux des chefs de table dont la fonction est de surveiller la triche, le mélange des gens, des plus riches qui misaient gros aux plus pauvres qui misaient petit. Tout en me racontant cela, les yeux de François brillaient et il tentait de me convaincre par des gestes amples. Je restais silencieux. « Depuis, j’y vais tous les jours. »

Je faisais attention à ne faire aucun signe qu’il pouvait interpréter comme une désapprobation. « Je vois bien que vous n’êtes pas d’accord, me dit-il à l’instant même. Et ça, sans savoir combien j’ai perdu et ce qui s’est passé après. » Je lui fais signe de poursuivre.

« Je suis sûr que vous ne connaissez pas la sensation de voir que le numéro sur lequel vous avez misé vient de sortir. On sent qu’on est Dieu. » À ce moment précis, j’ai mieux compris l’impression que j’avais depuis longtemps : le joueur joue pour perdre et non pour gagner. Il perd pour redevenir humain car même pour quelques secondes, il ne peut assumer être Dieu.

Quand on écrit sur le joueur, la première référence qui nous vient en tête, c’est Le joueur de Dostoïevski. Mais François, le patient qui venait me consulter, n’avait rien d’un Alexeï Ivanovitch. Cependant, comme tous les joueurs se ressemblent, son histoire n’avait pas moins de mordant que celle du héros de Dostoïevski. François me dit d’emblée : « Je suis...

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