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Culture - Roman

Une généalogie d’Eve, par Justine Bo

Dans son magnifique septième roman (« Eve Melville, Cantique », Grasset), la réalisatrice et romancière française raconte la lignée d’un esclave affranchi, confrontée aux grandes crises du XXe siècle américain sur quatre générations.

Une généalogie d’Eve, par Justine Bo

Dans « Eve Melville, Cantique », Justine Bo raconte un pays qui n’est pas le sien sans jamais déserter son texte. Thibault Hollebecq pour les éditions Grasset

La narratrice du dernier roman de Justine Bo nous prend par surprise. Elle fait irruption au début du deuxième chapitre, brisant l’illusion d’un récit historique raconté à la troisième personne. Non, il ne s’agira pas de l’émancipation heureuse d’un homme noir, Solomon Melville, né esclave en 1845 à Savannah, en Géorgie, fuyant les champs d’indigo par l’Underground Railroad pour vivre libre dans les États du Nord américain.

Qui est ce « je » observant Eve Melville, arrière-petite-fille de Solomon, « marchant au soleil, un matin d’août 2016 à Brooklyn » ? La narratrice n’est pas de leur lignée. Il s’agit d’une étrangère : Eden Borde, Française jeune et blanche. Elle fait partie de cette jeunesse éduquée et cosmopolite qui s’établit dans les quartiers anciennement populaires de New York. Elle loue un étage dans la maison qu’Eve Melville a héritée de son aïeul, Solomon, l’affranchi. Une nuit, la maison adjacente est repeinte de noir par ses nouveaux propriétaires. L’événement est si banal qu’il en devient quasi mythologique : il augure et inaugure le naufrage de la lignée Melville.

Depuis sa fenêtre bordée de tilleuls où Eve et Solomon se sont accoudés avant elle, Eden Borde voit sa propriétaire sombrer dans la folie. Se déroule sous nos yeux l’épopée vertigineuse d’une Amérique prisonnière de ses démons, condamnée à sacrifier ses castes les plus faibles sur l’autel de la croissance.

Une drôle de manière d’appartenir

Eden Borde ressemble à la narratrice du troisième roman de Justine Bo (Si nous ne brûlons pas, Édition des Équateurs, 2018), elle-même reflet de l’autrice : une jeune femme française éprise de fuite et parcourant le monde, du Levant aux États-Unis, reconnaissant partout des schémas de domination polymorphes. De la violence symbolique de la bourgeoisie parisienne à la compétitivité féroce des entreprises américaines jusqu’aux simulacres de procès mis en scène par le régime syrien aux débuts de la guerre.

Justine Bo parle de cette traque-là comme d’une « ivresse » : « Quand ton univers psychique est façonné par la domination, tu identifies ces schémas. Sans ça, tu ne sais pas comment composer avec le réel. »

Depuis, l’autrice – qui est aussi réalisatrice – procède par « plans resserrés » et revient sur des motifs déjà esquissés dans son troisième roman. Un « effet de loupe » qui permet à sa magnifique langue de s’épanouir, de gagner en justesse et en force évocatoire.

Dans Eve Melville, Cantique Justine Bo raconte un pays qui n’est pas le sien sans jamais déserter son texte : « Je me suis d’abord mise à écrire le texte à la troisième personne. Mais cette voix appartient à quelqu’un. Quand tu formules un récit, tu te places. Tu en deviens l’un des personnages. C’est une drôle de manière d’appartenir. »

C’est parce qu’elle a le courage de se placer dans ses textes que Justine Bo parle avec une telle justesse des sociétés qu’elle traverse, du Levant aux États-Unis.

Un langage pour raconter l’Amérique

Si Justine Bo part à la bataille, c’est sur le terrain du langage. Comment écrire en français « depuis la psyché de quelqu’un qui parle et pense en américain » ? Car Eve Melville, Cantique reste irréductiblement un grand roman de l’Amérique. L’histoire des États-Unis, dans ce qu’elle a de plus cruel et de plus grandiose, hante la lignée de Solomon.

Faut-il recourir à des emprunts, des anglicismes ? Justine Bo trouve que « tous les mots anglais qui surgiraient dans le texte paraissent comme des coquetteries, des effets de réel ».

Mais ce n’est pas un simple problème de traduction. Même au sein de l’anglais, Justine Bo constate que le témoignage des anciens esclaves a été « perverti, trahi » par ceux qui ont voulu le consigner.

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« Pour préparer le livre, j’ai lu un corpus de documents qui s’appelle Born in Slavery: Slave Narratives from the Federal Writers’ Project », raconte l’auteure. C’était un programme que le gouvernement américain avait mis en place dans les années 1936 à 1938 pour réunir des témoignages d’anciens esclaves. Ce qui m’a vraiment intéressée là-dedans, outre les témoignages, c’était la question de leur retranscription. Il fallait retranscrire le « parler nègre », le « folklore nègre » dans un langage tordu, imparfait, sale, brouillon. Les interviews ne peuvent pas être retranscrites en « proper English ».

Pour échapper à cette caricature, Justine Bo façonne un nouveau langage poétique, raconte les dominations au travers d’images qui se retrouvent dans l’oralité d’Eve Melville. Un langage à la fois puissant et euphémistique. L’épidémie du sida est désignée par « le parasite ». Pour évoquer son homosexualité, Eve Melville répète « Dieu m’a faite imparfaite ».

Écrire du côté de la matière

Justine Bo se méfie du réalisme. Se méfie des personnages. Se méfie, en somme, du modèle romanesque imposé par le XIXe siècle. Elle écrit « du côté de la matière, de la texture ». Les récits historiques racontés « du point de vue de ceux qui font l’histoire et imposent aux autres de la vivre » ne l’intéressent pas. Elle se place du côté de ceux qui sont « tachés par l’histoire » : « Ce qui m’intéresse dans la domination, c’est son aspect physique. »

Peut-être parce que l’histoire de l’Amérique est si connue qu’elle fait partie de notre vocabulaire politique commun, Justine Bo peut faire l’économie d’un discours explicatif. Elle fait allusion aux grandes crises sans les nommer : la guerre du Vietnam, les violences policières, les émeutes urbaines, la gentrification… « Ça me permet d’être très précise dans la langue. De montrer la traduction de tous ces grands motifs dans la chair. »

Par la puissance du texte de Justine Bo, une maison peinte en noir est transfigurée : elle devient l’avatar écrasant de la domination raciale et économique, l’éternel retour de l’histoire. Mais au cœur même de la noirceur, la langue incantatoire de Justine Bo est pétrie de lumière : elle porte en elle le souvenir de « beaux printemps » passés et l’espérance de ceux à venir.

 « Eve Mellville, Cantique », de Justine Bo, Grasset, 216 p.

La narratrice du dernier roman de Justine Bo nous prend par surprise. Elle fait irruption au début du deuxième chapitre, brisant l’illusion d’un récit historique raconté à la troisième personne. Non, il ne s’agira pas de l’émancipation heureuse d’un homme noir, Solomon Melville, né esclave en 1845 à Savannah, en Géorgie, fuyant les champs d’indigo par l’Underground...

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