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Culture - LOrientDesEcrivains

À la recherche d’une histoire arabe, queer et féministe

La fièvre des archives connaît une forte poussée chez l’artiste, acteur et designer libanais Marwan Kaabour qui collectionne les récits queers dans l’histoire et la pop culture arabe sur sa page Instagram Takweer. C’est aussi la démarche de la réalisatrice franco-libanaise May Ziadé dans son premier court métrage « Neo-Nahda ».

À la recherche d’une histoire arabe, queer et féministe

Une image extraite du court-métrage « Neo Nahda » de May Ziadé. DR

C’est une photo en noir et blanc qui s’affiche sur un feed Instagram. Elle remonte aux années 1920. Deux silhouettes à tarbouche, une cigarette à la main, installées dans un salon typiquement levantin, lanternes et tapis persans. Une photo comme celles qui sommeillent dans tous nos greniers, que l’on dépoussière de temps en temps pour commémorer un vague arrière-grand-père. À cela près que ce sont là deux femmes, en costume cravate, qui fixent gravement l’objectif : il s’agit de la photographe Marie el-Khazen, originaire de Zghorta, et de sa sœur.

Plus loin, l’acteur égyptien Ismaïl Yassine, en jupe et chemisier de soie, un fichu sur la tête et un sac à l’épaule, tient la main de l’actrice Gamalat Hassan, qui, elle, a revêtu l’uniforme typique du affandi, costume cravate et tarbouche… sans renoncer à son trait de rouge à lèvres. La photo date de 1944 et est tirée du magazine Mussawar .


Marwan Kaabour. Crédit photo Aly Saab

On continue de scroller pour parcourir les époques et les géographies. On traverse pêle-mêle le studio photo Shéhérazade, à Saïda, où Hashem el-Madani a immortalisé des corps androgynes, et les planches du Casablanca où l’acteur Bouchaïb el-Bidaoui a campé des rôles de femme. Plus près de nous, on reconnaît Koukou, le flamboyant personnage de Youssef Fakhry dans la série libanaise culte El-Dinyeh Heik, ou l’icône du drag arabe Bassem Feghali posant près de sa muse et mentor, Sabah.

Cet album de famille d’un autre genre est composé par l’artiste, acteur et designer libanais Marwan Kaabour depuis Londres où il réside. Sur sa page Instagram nommée Takweer, il met en lumière « les récits queers dans l’histoire et la pop culture arabes ». Parmi ses 20 000 followers, un certain nombre de jeunes tentent de résoudre l’apparente complexité de leur identité – à la fois queer et arabe – en renouant avec des racines oubliées. Un mouvement de réappropriation qui prend de l’ampleur parmi les artistes et activistes du monde arabe et de sa diaspora.

La fièvre des archives

Récit queer, c’est-à-dire ? Marwan Kaabour clarifie tout de suite un point essentiel : il ne fait aucune supposition sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre des personnalités qu’il met en avant sur Takweer. Mais il sait qu’en constituant des archives, on ne peut s’empêcher de réécrire l’histoire et de trahir celles et ceux dont on voudrait relater les vies vécues. Alors, il soigne ses légendes, qu’il veut factuelles, s’appuie dès que possible sur le travail de chercheurs. Pour contextualiser les photos de Marie el-Khazen, il cite l’historienne de l’art Yasmine Nachabé Taan, qui a consacré un essai à l’œuvre de la photographe (Reading Marie al-Khazen’s Photographs: Gender, Photography, Mandate Lebanon, Bloomsbury Press, 2020). Pour expliquer ce baiser échangé entre la chanteuse Oum Kalthoum et une anonyme, il fait état des rumeurs et spéculations entourant la sexualité de la diva, mais précise qu'elles n’ont jamais été confirmées. Pas question ici de se perdre en hypothèses ou en enquêtes biographiques. Ce qui compte, c’est de collectionner ces images qui dévient, à leur manière, des normes de genre. Il explique : « J’ai lancé la plateforme parce que j’avais besoin de me reconnecter à mon identité arabe et queer. J’ai voulu partager ces archives avec des personnes comme moi qui pourraient se sentir représentées en voyant ça. »

On devine aisément la frénésie qu’il est possible de ressentir en découvrant ces monuments oubliés de l’histoire queer. Cette fièvre des archives, c’est aussi le sujet de Neo-Nahda, premier court métrage de la réalisatrice franco-libanaise May Ziadé. Le film met en scène Mona, une jeune femme issue de la diaspora arabe qui découvre par hasard les photos de Marie el-Khazen. Le choc esthétique qu’elle ressent à la vue de ces femmes qui lui ressemblent, habillées comme des hommes, la précipite dans une quête à la fois historique et intime. Mona découvre son identité queer en même temps que les œuvres de ses aînées. Un lien temporel et géographique se crée entre la jeune femme et les féministes du début du siècle.

May Ziadé s’est d’abord intéressée au féminisme arabe de la Nahda par curiosité pour son illustre homonyme, écrivaine, poétesse et journaliste libano-palestinienne née en 1886, à Nazareth. Au fil de ses découvertes, la réalisatrice se passionne pour ce qu’elle appelle « l’histoire subalterne », celle qu’on ne nous apprend pas sur les bancs de l’école, dans un mélange de surprise et d’euphorie : « Les photos de Marie el-Khazen ou de Karima Abboud m’ont fait un tel effet que j’avais besoin de les montrer autour de moi pour recueillir d’autres impressions. Je me demandais pourquoi elles s’habillaient comme des hommes. Est-ce que c'était une mode ? D’où ça venait ? » Comme Marwan Kaabour, May Ziadé s’est appuyée sur le travail de Yasmine Nachabé Taan pour faire sens des photos de Marie el-Khazen. Elle décide de se tourner vers la fiction lorsqu’elle est confrontée aux limites d’une démarche purement historique : impossible de déchiffrer le passé. « J’ai mis en abyme ma propre expérience pour me donner la permission d’imaginer ce que l’histoire de ces femmes pourrait être. Je voulais aussi parler du processus de recherche. La fièvre des archives, c’est quelque chose qui lie entre elles les personnes marginalisées. »

Une bataille menée sur deux fronts

Fiction ou non, lorsqu’on fait entendre les voix de personnes marginalisées, art et lutte sont toujours liés. May Ziadé et Marwan Kaabour s’accordent sur la portée politique de leur travail. L’une est née dans la diaspora, l’autre est originaire de Beyrouth, mais les deux ont en commun d’avoir toujours dû se battre sur deux fronts. May Ziadé explique : « En grandissant en France, j’ai fait face à des répressions anti-arabes et anti-musulmanes qui dépeignaient le monde duquel je venais comme fondamentalement conservateur, oppressif et réactionnaire. Comme si, en naissant arabe, on naissait avec une certaine façon de penser. Mais dans ma communauté d’origine, j’entendais aussi dire que mon féminisme était un héritage occidental. »


Un danseur traditionnel Khawal, image tirée du compte Instagram Takweer. DR


Pour Marwan Kaabour, la plateforme Takweer permet de briser deux mythes : d’une part, le mythe arabe selon lequel la culture queer serait un produit néocolonial, importé de l’Occident. De l’autre, le mythe occidental qui dépeint tous les Arabes comme réactionnaires, patriarcaux et homophobes. « C’est un doigt d’honneur levé face aux deux fronts », rigole-t-il.

Quand on lui demande ce qu’il rétorque à ceux qui soutiennent que l’homosexualité serait contraire aux valeurs et aux traditions de nos sociétés orientales, Marwan Kaabour soupire : « C’est vraiment épuisant de devoir sans cesse répondre à ces mêmes objections. Il faut qu’on clarifie une fois pour toutes ce que sont ces fameuses valeurs et traditions. Qui peut les décréter ? Ce que l'on considère aujourd’hui comme des valeurs essentielles à notre civilisation n’étaient peut-être pas vues comme telles il y a même cinquante ou soixante ans. Ces valeurs sont instrumentalisées par ceux qui veulent nous dénier notre place dans cette société. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on découvre que les voix queers et féministes ont toujours été au centre de notre histoire et de notre héritage culturel. »


Rapidement, ses recherches lui révèlent que l’histoire du monde arabe est parsemée d’entorses à la binarité du genre et à l’hétéronormativité, de la première relation lesbienne du monde arabe recensée au Xe siècle par l’écrivain Ali Ibn Tase al-Khatib à la tradition égyptienne des Khawal, ces danseurs de rue qui imitaient les femmes dans leurs habits et leur gestuelle : « Ça ne veut pas dire que les personnes queers étaient toujours accueillies les bras ouverts. Mais simplement qu’il existait une zone grise qui permettait à certains individus d’exister hors des normes. »

La bataille pour la représentation, du mot à l’image

Ce qui affleure au travers de cet engouement pour les archives queers et féministes, c’est la blessure d’une communauté invisibilisée. Dans la région comme ailleurs, les crises économiques, politiques et sécuritaires sont le prétexte d’un acharnement répressif à l’encontre des femmes et des minorités de genre. Mais alors qu’on voudrait nous faire croire que queer et arabe serait une expression oxymorique, la communauté tient bon en se raccrochant à des figures fortes. May Ziadé souligne l’importance de la représentation, là où la pensée féministe ou queer occidentale ne peut pas suffire toute seule : « Au-delà de tous ces labels, queers ou féministes, ce qui importe, c’est de trouver des modèles qui nous ressemblent. Ça met en perspective notre histoire personnelle, ça la lie à plein d’autres vies que la nôtre, ça nous ancre dans un récit collectif. On en a besoin pour grandir. C’est ce que traverse Mona, la protagoniste de Neo-Nahda, face aux photos qu’elle découvre. »

De son côté, Marwan Kaabour se bat pour ne pas laisser sa culture mourir : « C’est un sentiment que tous les immigrés ont, quand ils passent du temps avec leurs communautés d’origine. On a nos propres blagues, nos références, notre vocabulaire. Ces choses prosaïques qu’on évoque au quotidien. On a aussi notre propre version locale du queer et de la non-binarité. Il faut prendre connaissance de cette histoire pour comprendre que notre salut ne viendra pas toujours de l’Occident. »

S’il reconnaît le rôle émancipateur qu’a pu avoir le boom de la culture drag dans le monde occidental, y compris pour les sociétés arabes, il ne voudrait pas voir disparaître certaines expressions locales au profit de celles popularisées par l’émission Rupaul's Drag Race, par exemple. Marwan Kaabour est un artiste visuel d’abord, certes, mais il est aussi passionné de linguistique. Alors il s’est lancé dans l’élaboration d’une lexicographie visant à compiler le vocabulaire argotique queer utilisé dans le monde arabophone. The Queer Arab Glossary, le premier livre de Kaabour et la première publication papier de Takweer, paraîtra en juin 2024 aux éditions Saqi. Il espère que son glossaire permettra de mieux comprendre le paysage linguistique queer dans la région.

Marwan Kaabour et May Ziadé citent tous les deux le travail d’Akram Zaatari, de Yasmine Nachabé Taan et de la Arab Image Foundation comme référence. Mais ce besoin de réappropriation, de réparation et de découverte du passé est loin d’être unique aux personnes queers arabes. Elle est commune à toutes les vies vécues à l’intersection de plusieurs oppressions. May Ziadé reprend aussi les mots d’Alok Vaid-Menon, artiste et activiste aux origines malaisiennes et indiennes, qui se bat pour les droits des personnes queers et trans : « C’est une blessure de n’être précédé par personne. L’inédit peut être une forme de cruauté. Nous avons droit à une lignée. Nous venons tous de quelque chose, de quelqu’un. C’est simplement que ces liens sont coupés pour nous donner l’impression que nos existences seront solitaires et impossibles, pour nous faire croire que notre douleur nous destine à l’isolement, plutôt qu’au lien. »

C’est une photo en noir et blanc qui s’affiche sur un feed Instagram. Elle remonte aux années 1920. Deux silhouettes à tarbouche, une cigarette à la main, installées dans un salon typiquement levantin, lanternes et tapis persans. Une photo comme celles qui sommeillent dans tous nos greniers, que l’on dépoussière de temps en temps pour commémorer un vague arrière-grand-père. À cela...
commentaires (1)

Magnifique, merci Joy ?

Aftimos Philippe

10 h 37, le 06 octobre 2023

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Commentaires (1)

  • Magnifique, merci Joy ?

    Aftimos Philippe

    10 h 37, le 06 octobre 2023

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