Joseph Aoun vient de marquer un nouveau but dans les filets de Gebran Bassil. En l’espace de quelques semaines, le chef du Courant patriotique libre a subi trois revers dans sa bataille contre le commandant en chef de l’armée. Après la prorogation du mandat de ce dernier (le 15 décembre), suivie par la décision du Conseil constitutionnel de le maintenir en poste malgré le recours du bloc aouniste, le Conseil des ministres a nommé jeudi Hassane Audi au poste de chef d’état-major (vacant depuis décembre 2022), conformément à la volonté Joseph Aoun et – surtout – en dépit de la farouche opposition du ministre de la Défense, Maurice Slim, gravitant dans l’orbite du CPL.
Le chef de ce parti est donc de nouveau sorti grand perdant, abandonné par tous les protagonistes. Même le Hezbollah, qui avait soigneusement évité de le provoquer au moment de la prorogation du mandat de Joseph Aoun, a approuvé la nomination du numéro deux de la troupe. Le message est donc clair : en période de guerre, la priorité est à la stabilité de l’armée.
Comment en est-on arrivé à cette décision après des mois de blocage ? Alors que les Marada de Sleiman Frangié se sont longtemps opposés à des nominations de la part d’un cabinet sortant en pleine vacance à la tête de l’État, la désignation de l’officier druze est le résultat d’intenses contacts menés entre Moukhtara et Zghorta. En outre, « Walid Joumblatt et son fils Taymour ont fait le lobbying nécessaire auprès de Nagib Mikati et du président de la Chambre Nabih Berry », confie à L’Orient-Le Jour un député proche de Moukhtara, faisant savoir que Waël Bou Faour, également député joumblattiste, s’est récemment entretenu avec le chef du législatif et le Premier ministre pour finaliser l’accord. Toujours selon le même parlementaire, la redynamisation des rapports entre les joumblattistes et les Marada a contribué à accélérer cette entente. Une référence au dîner tenu le 15 janvier dernier à Clemenceau entre Walid Joumblatt et Sleiman Frangié, en présence de plusieurs cadres et hauts responsables des deux partis. Certains observateurs y avaient vu une opportunité pour le chef des Marada, candidat du tandem chiite à la présidence de la République, de tenter de s’assurer une ouverture joumblattiste en contrepartie d’un feu vert à la nomination d’un chef d’état-major.
« Parce que Joseph Aoun presse dans ce sens »
Mais dans les milieux proches des deux leaders, on assure que personne n’a demandé quoi que ce soit. « La présidence de la République ne peut être échangée contre le poste de chef d’état-major », précise le ministre de l’Information, Ziad Makary (Marada), dans une déclaration à L’OLJ. « Nous avons surtout approuvé la démarche parce que Joseph Aoun presse dans ce sens », dit-il.
C’est donc fort d’une couverture politique presque généralisée (et tant attendue) que Nagib Mikati a évoqué le dossier en dehors de l’ordre du jour de la séance de jeudi. Pour justifier la nomination de Hassane Audi (adoptée à l’unanimité des 18 ministres présents au Sérail), le gouvernement s’est basé sur une étude établie par le secrétaire général du Conseil, Mahmoud Makkiyé, pour éviter le vide au sein de l’armée. Dans l’un de ses points, elle met en avant le fait que ce sont principalement les circonstances de la guerre au Liban-Sud qui nécessitent de nommer un chef d’état-major. « Dans un contexte aussi tendu, marqué par une impasse au niveau politique, il est impossible d’attendre que M. Slim change de position », explique un ministre proche du tandem chiite. À ce sujet, l’étude précise que le boycottage par M. Slim (et ses collègues du CPL) des Conseils des ministres « bloque (la mise en application de) solutions à même d’éviter le vide au sein de l’armée, alors qu’il est légalement tenu de présenter des propositions se rapportant à son ministère ». « La position du ministre de la Défense qui s’abstient de proposer des candidatures au poste de chef d’état-major pourrait être assimilée à un manquement à ses devoirs, notamment ceux évoqués dans l’article 66 de la Constitution. » Ce texte stipule que « les ministres devraient appliquer les lois et règlements en vigueur relatifs à leurs ministères ».
« Massacrer la Constitution »
La décision du gouvernement inaugurera un nouveau round dans le bras de fer chronique entre Nagib Mikati et le CPL. « C’est Gebran Bassil qui a décidé de se mettre à l’écart. Si les aounistes participaient aux Conseils des ministres (qu’ils boycottent depuis décembre 2022), ils auraient pu faire entendre leur voix », commente Ziad Makary.
Par ailleurs, le Premier ministre n’a pas voulu pourvoir aux postes chiite et grec-orthodoxe vacants du Conseil militaire (organe décisionnel de l’armée). Comme pour souligner le caractère urgent et nécessaire de la nomination du chef d’état-major. « Une décision que peut prendre le chef du gouvernement en sa qualité de vice-président du Conseil supérieur de la défense », a tenu toutefois à souligner M. Mikati lors de la séance, selon un des membres de son équipe.
Toutes ces explications semblent loin de convaincre Maurice Slim et le CPL. Dans des propos rapportés par son bureau, M. Slim a estimé que le « Premier ministre a enfreint une nouvelle fois la Constitution ». « Les mesures nécessaires seront prises afin de garder l’institution militaire à l’abri des infractions (…). » Ce flou sciemment entretenu par M. Slim sur les mesures en question, c’est Gebran Bassil lui-même qui s’est chargé de le lever dans un communiqué particulièrement virulent un peu plus tard. Il a accusé le gouvernement de « massacrer la Constitution ». « Il est évident qu’un recours en invalidation de cette décision sera présenté au Conseil d’État », a-t-il affirmé, jugeant tout aussi évident de voir la décision du cabinet annulée. Le chef du CPL, qui risque ainsi un nouveau camouflet, semble donc, encore une fois, prendre ses vœux pour une réalité...
Le CPL, est-ce ce formidable parti dont les dirigeants sont libres d'être patriotiques, ou pas?
12 h 48, le 10 février 2024