Rechercher
Rechercher

Idées - Point de vue

« Génocide » à Gaza devant la CIJ : attention aux espoirs exagérés

« Génocide » à Gaza devant la CIJ : attention aux espoirs exagérés

Une militante propalestinienne brandit des drapeaux palestinien et sud-africain lors d’une manifestation faisant suite à l’ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire contre Israël intentée par l’Afrique du Sud, au consulat des États-Unis, à Johannesburg, le 26 janvier 2024. Davide Longari/AFP

Dans l’affaire qui l’oppose à Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) sur l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) dans la bande de Gaza, l’Afrique du Sud mène, avec justesse, une bataille juridique pour entendre le droit (international en l’occurrence) sur la qualification juridique de l’énorme massacre qui se déroule depuis plus de cent jours à Gaza. Un désir de justice parfaitement compréhensible, face au sentiment de deux poids, deux mesures, y compris sur le plan juridique – qui résulte de l’impunité dont bénéficie actuellement l’État hébreu, avec la complicité des pays occidentaux.

Dans la première étape de cette bataille, qui s’est conclue avec sa décision d’hier, il était notamment attendu de la CIJ qu’elle indique des mesures conservatoires pour préserver, dans un contexte d’urgence, les droits des parties et la situation en litige d’un dommage imminent et irréparable pouvant préjudicier à l’intérêt du jugement final (articles 41 de son statut, 73 à 78 de son règlement). Les partisans les plus optimistes espéraient que la Cour rendrait son ordonnance y relative en exigeant la suspension immédiate des opérations militaires à Gaza. Certains pronostics commençaient même déjà, à partir de l’audience du 12 janvier, à promettre, non sans angélisme, une défaite politique pour Tel-Aviv à cause de son probable refus d’exécution, ou un veto américain au Conseil de sécurité de l’ONU contre l’exécution des mesures en suspension immédiate des opérations militaires qu’ils anticipaient. Ces attentes se sont avérées exagérées. Dans son ordonnance, la CIJ s’est contentée de demander à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission de tout acte » de génocide, « prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », permettre la fourniture de l’aide humanitaire en toute urgence, « assurer la conservation des éléments de preuve » et fournir un rapport sur l’ensemble des mesures dans un délai d’un mois, sans demander la suspension immédiate des opérations militaires.

Lecture politico-émotionnelle

Bien sûr, il ne faut pas minimiser l’importance de cette décision, dans la mesure où les mesures énoncées hier, même sans demande de cessez-le-feu, sont loin d’être négligeables, notamment en ce qui concerne les obligations imposées à Israël. Toutefois, la lecture politico-émotionnelle de cette bataille juridique est de nature à nourrir des espoirs qui risquent d’être irréalistes quant à l’issue juridique du contentieux. Ce faisant, elle risque d’induire en erreur le public, notamment celui qui soutient la cause palestinienne, au moins sur deux points essentiels.

Lire aussi

La plainte sud-africaine à la CIJ a déjà ébranlé Israël

Premièrement, la lecture politico-émotionnelle semble perdre de vue que le droit ne connaît pas les émotions (« Iram non vit jus »), et que prouver un génocide est une question des plus épineuses en droit international pénal, qui nécessiterait plusieurs années devant la CIJ. En plus de l’élément matériel (l’un quelconque des cinq actes énumérés à l’article II de la Convention de 1948), il est nécessaire de prouver l’existence d’un élément moral : « L’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel. » C’est cette intention spéciale, ou « dolus specialis », très difficile à établir, qui rend le crime de génocide si particulier. La destruction culturelle ne suffit pas, pas plus que la simple intention de disperser un groupe. En outre, la jurisprudence associe cette intention à l’existence d’un plan ou d’une politique voulue par un État ou une organisation.

De plus, dans son jugement du 2 août 2001 dans l’affaire Krstić, relative au génocide perpétré à Srebrenica par les forces serbes de Bosnie, la chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) considère qu’« en cas de participation conjointe, indépendamment de l’intention propre à chacun des auteurs du crime, l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe comme tel doit transparaître dans l’acte criminel lui-même ». Elle considère par ailleurs qu’« une campagne aboutissant au massacre, en différents lieux d’une vaste zone géographique, d’un nombre fini de membres d’un groupe protégé pourrait ne pas mériter la qualification de génocide, en dépit du nombre élevé de victimes, parce qu’il n’apparaît pas que les meurtriers aient eu l’intention de s’en prendre à l’existence même du groupe comme tel » (comme entité distincte, et non ses membres en tant qu’individus isolés). Ainsi, la destruction doit avoir « un effet durable sur le groupe entier », comme, par exemple, « l’effet catastrophique qu’aurait la disparition de deux ou trois générations d’hommes sur la survie d’une société traditionnellement patriarcale ».

À la lumière de cette interprétation jurisprudentielle restrictive par cette juridiction spéciale, que la CIJ pourrait difficilement ignorer, le risque est donc de nous réveiller, après quelques années, avec une douche froide. D’autant que, si la Cour ne retenait pas, in fine, la qualification de génocide, il n’est pas à exclure qu’un tel échec juridique pourrait renforcer politiquement Israël, dans un effet boomerang.

Lire aussi

À la CIJ, le droit international a rendez-vous avec l’histoire

Deuxièmement, alors que nous nous focalisons, non sans un certain triomphalisme assez simpliste (« Israël est sur le banc des accusés ! »), sur le caractère politique et général du bras de fer entre le « Sud global » et l’Occident, qui se déroule en marge du processus judiciaire, nous avons tendance à oublier d’évaluer son utilité concrète, notamment par rapport à ceux qu’on cherche spécifiquement à protéger. Au risque d’oublier l’essentiel, à savoir : le manque général d’effectivité et d’efficacité d’un tel processus judiciaire pour arrêter la guerre qui continue et va probablement continuer contre le peuple palestinien, malgré les mesures conservatoires indiquées par la CIJ.

Pour qu’elles soient vraiment efficaces, les luttes politiques, absolument nécessaires, comme celles qui opposent le « Sud global à l’Occident », devraient se faire ailleurs, notamment en faisant pression pour réformer des institutions politiques internationales, et en particulier le Conseil de sécurité de l’ONU (à travers une représentation plus équitable et une suppression du veto) qui pourrait, à cette condition, plus efficacement arrêter une guerre. D’autant plus que ce dernier peut aussi déférer au procureur de la Cour pénale internationale (CPI) – qui, contrairement à la CIJ, juge des personnes et non des États – une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes mentionnés dans le statut de Rome paraissent avoir été commis (non seulement le génocide, mais aussi les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité), ou bien imposer des juridictions internationales spéciales (comme pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie).

En somme, comme le montre le contraste entre les attentes initiales et la teneur des mesures conservatoires requises par la CIJ, le lot d’illusions et d’espoirs exagérés qui sont nourris quant à son issue risquent d’alimenter à leur tour auprès des partisans de la cause palestinienne un sentiment accru et cumulé d’injustice et d’amertume.

Par Sagi SINNO

Juriste spécialisé en droit international, doctorant à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

Dans l’affaire qui l’oppose à Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) sur l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) dans la bande de Gaza, l’Afrique du Sud mène, avec justesse, une bataille juridique pour entendre le droit (international en l’occurrence) sur la qualification juridique de l’énorme...

commentaires (5)

A L'OLJ, merci de publier mon commentaire dans son intégralité ou pas du tout : les derniers mots seuls ne veulent rien dire!

Politiquement incorrect(e)

14 h 35, le 29 janvier 2024

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • A L'OLJ, merci de publier mon commentaire dans son intégralité ou pas du tout : les derniers mots seuls ne veulent rien dire!

    Politiquement incorrect(e)

    14 h 35, le 29 janvier 2024

  • ...pour y croire ou du moins faire semblant!

    Politiquement incorrect(e)

    13 h 39, le 29 janvier 2024

  • TOUS CES JUGES SONT AGRÉÉS PAR LES eTATS-uNIS ET TOUT EST DONC BIAISÉ .

    Chucri Abboud

    18 h 35, le 27 janvier 2024

  • Bla bla bla personne peut toucher le pays sioniste

    Eleni Caridopoulou

    17 h 54, le 27 janvier 2024

  • Merci pour cet article

    peacepeiche@gmail.com

    14 h 05, le 27 janvier 2024

Retour en haut