Jusqu’à sa mort des suites de l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, Lady Cochrane déplorait, devant qui voulait l’entendre, que les vieilles maisons dont la préservation fut son combat disparaissent inexorablement, remplacées par d’absurdes gratte-ciel. Il y eut un temps, pas si lointain, où une perte de confiance larvée dans un système bancaire libanais de plus en plus opaque avait précipité les investisseurs sur la pierre. Leur appétit fut tel que l’on vit des propriétaires de demeures protégées inventer toutes sortes de stratagèmes pour en provoquer l’effondrement. Explosions de gaz dans des maisons inhabitées, camions poubelles heurtant par inadvertance des murs porteurs, tristes ruses qui emportaient les dernières reliques d’un temps que l’on se plaît à imaginer heureux.
L’était-il vraiment ? Aucun bonheur n’est linéaire, certes, et aucune cohabitation n’est parfaite. Mais la hauteur des plafonds, le mouvement gracieux des trois arcades, immuable vocabulaire des façades, la tranquillité des vérandas mangées de bougainvillées, les arômes de gardénia, de jasmin, de menthe, de basilic, la luffa qui grimpait aux volets et dont on offrait les courges-éponges, le sommet blanc du Sannine qui se profilait dans l’encadrement des fenêtres, l’horizon mouvant de la mer, le petit jardin qu’on traversait jusqu’aux marches de pierre jaune et dont les ficus et les arbres fruitiers saluaient le visiteur en déclinant les saisons, tout cela contribuait à préserver dans la ville quelque chose de paisible qui intimidait l’adversité.
Mais les villes sont le reflet des civilisations qui les habitent. À la fin bancale de la guerre de quinze ans, le silence des armes n’a été qu’un signal pour reprendre de plus belle la course aux constructions anarchiques. Au soulagement a succédé une forme de désamour. « D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte », écrivait Musset. Quinze années ont suffi pour nous compter un siècle. Et ce fut, dans la foulée des grands travaux de Solidere, une sorte de surenchère à qui rasera plus vite, à qui construira plus haut, plus mal aussi. Il est loin le temps où les immeubles portaient fièrement le nom de leur propriétaire, la signature de leur architecte, la date de leur inauguration et même ces inscriptions qui valaient attestation de probité : « hazha min fadli rabbi » (ceci me vient de la grâce de Dieu), ou encore « al-milkou lillah » (tout appartient à Dieu).
« Un jour, poursuivait, prophétique, Mme Cochrane, ces immeubles seront vides. Les appartements achetés pour être revendus ne seront pas habités. Il y aura dans Beyrouth des quartiers déserts dont les anciens habitants auront été expulsés pour laisser place à des fantômes. Si elles sont occupées, ces tours le seront par une faune différente. L’essence de la ville disparaîtra. »
Il ne s’agit pas ici de faire un plaidoyer passéiste. Encore mois de pleurer sur les ruines d’un passé fantasmé. Chaque génération investit l’espace avec sa propre culture, son esthétique et ses outils. Mais force est de constater que de guerres en crises la nouvelle génération ne répond plus à l’appel. De nombreux bâtiments neufs restent désespérément vides. Des quartiers entiers vieillissent dans une sorte de solitude que le Covid est venu épaissir, irrémédiablement, semble-t-il. Quand ces seniors seront partis, les petits commerces de proximité disparaîtront à leur tour, faute de clientèle. Un nouveau Beyrouth surgira alors. Il mettra du temps à se refaire un visage, à trouver sa nouvelle âme, se constituer une société et une identité à soi. Dans certaines villes, l’enfer est dans la promiscuité, la difficulté de partager un espace de plus en plus congru. Notre enfer sera-t-il au contraire le dépeuplement ? Et comment y trouver, comme l’indiquait Italo Calvino dans ses Villes invisibles, ce qui « au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place » ? La réponse viendra de ceux qui, inlassablement, cultivent la bienveillance et tâchent de produire de la beauté.
commentaires (2)
Je me souviens la rue sursock je n’habitais pas loin près de l’hôpital st. Georges des grec orthodoxe j’allais me promener et regarder ces belles villas . Quel beaux temps
Eleni Caridopoulou
17 h 42, le 25 janvier 2024