Beyrouth en ce moment grouille de gens qui vont à pied, le nez en l’air. Le temps est beau. Un peu trop. Un peu de pluie aurait ajouté un peu de réalité. Ils ont pourtant grandi entre les murs de cette ville, dans ses rues ruisselantes, sur ses trottoirs crevassés. Ils connaissent par cœur ses façades, les lézardes et les trous laissés par les shrapnels d’un autre âge qui parfois dessinent un visage. Ils se souviennent du timide bigaradier dont on ne devine la présence qu’au printemps, quand il exhale ses parfums dans la nuit, au fond du jardin oublié. D’autres odeurs les projettent bien loin en arrière : celle de la maison des grands-parents, indéfinissable pot-pourri d’eau de Cologne et de plats mijotés. Celle de leur chambre d’enfant où flotte le souvenir des vapeurs d’eucalyptus, vaines tentatives de soulager leurs rhumes, mais vraies projections de fantômes qui les empêchaient de dormir. Celle de la cave où s’empile un fatras de choses sans valeur dont on n’a pas su se délester, y compris des décorations de Noël encore hantées de girofle et de cannelle. En passant près de leur collège, linoléum, craie, alcool des feutres du tableau blanc. Un jacaranda dénudé ramène son printemps olfactif, mi-violette, mi-pipi de chat, quand il déversait ses clochettes. Une petite fille en robe d’été tend une bouteille d’eau en penchant timidement la tête. Son frère encore plus petit sautille près d’elle. Qui sont ces parents, ces clans qui continuent à exploiter leur progéniture au lieu de la protéger ? N’y a-t-il dans ces rues que des orphelins abandonnés ? Du plus loin que l’on connaisse Beyrouth, ces gamins en sont le sourire et la blessure, les princes dépenaillés.
Le nez en l’air vont nos enfants, agrippés aux bords de leurs blousons comme s’ils faisaient leurs premiers pas. Ils ne se lassent pas de cette ville, jamais la même à chacun de leur retour. Tant de strates, Beyrouth, tant d’histoires, tant de violence, de douceur, de mystère, d’opulence et de misère. Leurs regards indiscrets, la nuit, sur les fenêtres éclairées où se poursuivent des vies banales, interrogent le temps saccadé qui s’arrête et repart où bon lui semble. Des lieux disparus ont effacé les preuves de leur adolescence, et pourtant ces premiers baisers sont advenus. Où ? Qu’importe, la ville les entraîne dans un éternel jeu de piste. Ici, tout est éternel et tout est éphémère. Les traces persistent, la faune change, le décor se décatit ou mue. Chaque ruelle est un voyage dans le temps, chaque endroit, théâtre, cinéma, maison, boutique a abrité ses voleurs de coquilles ; chaque génération les a occupés avec ses propres manies, ses folies, ses tendresses, ses ressentiments et sa rage de vivre. Tant d’amour pour ceux qui viennent et ceux qui ont précédé.
Ce que ramène Noël, c’est à chaque fois cet enfant à soi ou en soi dont on voudrait qu’il nous réapprenne à nous émerveiller. D’année en année, sa petite présence s’éloigne, et comment faire sans lui ? Comment regarder ce monde et lui sourire, et le trouver admirable alors qu’on sait. Faire le bœuf, faire l’âne gris, souffler sur cette flamme nue et ranimer en soi une innocence qui ne soit pas ignorance. La magie de Noël a été inventée pour préserver la joie des enfants au temps des grandes guerres. Les yeux s’embuent, les lumières vacillent, rien ne dure, mais quelque chose de beau peut toujours arriver, il faut tenir son cœur et son regard prêts.
commentaires (6)
Des mots qui font ressortir du fin fond de nos âmes le pur parfum de l'innocence souvent éclaboussé par l'odeur nauséabonde de la haine. Merci Fifi...
Wlek Sanferlou
03 h 51, le 22 décembre 2023