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Nos Lecteurs ont la Parole

Loin de nos quotidiens macabres, quelques réflexions philosophiques

Nous avançons comme de grands singes dans la brume. Nous empruntons un chemin à la fois réel et vague. Nous passons. Nous savons ce qui nous attend et pourtant, nous voulons que notre vie au moins ne soit pas inutile pour nous-mêmes, qu’elle prenne du sens. Le système social dans lequel nous vivons ne nous apporte pas un sens, il nous rend seulement aptes à évoluer. Nous voici pris dans une sorte de double piège où chacun doit à la fois renoncer à lui-même et trouver seul le sens de sa vie.

Renoncer à lui-même parce que l’organisation capitaliste du monde réduit l’individu à ce qu’il possède, à ce qu’il vaut dans un univers marchand et financier. Or l’individu est le principe même de la vie : dans mon existence, il n’y a que moi qui aie accès à l’être. L’être est inabordable, inconcevable, insaisissable sans un individu livré à lui. L’organisation capitaliste du monde rejette ainsi l’individu de son destin ontologique. Elle le rabaisse à une forme abâtardie de lui-même, elle le bloque dans son aspiration à être. D’où la frustration, le dépit, le cynisme. En même temps, à la différence des communautés du passé, la société moderne ne lui fait plus aucune offre ontologique, elle n’en a plus ou elle en a trop, ce qui revient au même, c’est une grande vitrine où toutes les offres – politiques, religieuses, sportives, etc. – se mêlent et disparaissent dans le pur excès de l’offre. La société assure un minimum ontologique comme on parle d’un minimum syndical. Elle convoque seulement pour de grandes communions molles où les individus partagent leurs émotions autour d’un événement : concerts, matches, défilés, etc.

Au vide interne créé par l’évacuation du sens s’ajoute, si l’on ose dire, un second vide né de la profusion désordonnée des possibles. L’aliénation intime par le manque se double d’une aliénation par le trop-plein extérieur.

La philosophie s’offre comme une méthode d’appoint particulière pour ceux qui ont décidé de donner un sens à leur vie. Elle apporte la pratique d’une ascèse intérieure, prise au sens d’un exercice personnel et culturel. Cette pratique ne vise pas, comme les techniques du développement personnel en vogue, à nier l’appauvrissement ontologique, à colmater les vides par des programmes établis à la va-vite et supposés répondre au besoin de sens. Elle incite au contraire à les affronter en sortant précisément des chemins battus, des normes sociales. Elle invite à se connaître soi-même, de telle sorte que cette connaissance devienne réappropriation de soi, de sa vérité et de sa liberté, qu’elle accompagne une action sur le monde. Produire le sens de sa vie : tel est le programme possible que la philosophie nous laisse en héritage. Ce sens n’est pas déposé en quelque lieu secret, aucun voile symbolique ne le recouvre, il ne se dissimule pas. Il ne nous préexiste pas comme une chose à trouver. Il est toujours à venir et, en même temps, il n’est pas séparable de nous.

En traçant sa route, la chenille trace la route. Elle se découvre elle-même en découvrant son chemin. Si la route est parfois difficile, c’est que le chemin individuel ne va pas de soi, c’est qu’il s’écarte des normes. Les philosophes apportent alors, s’il en est besoin, l’exemplarité d’expériences personnelles confrontées à l’épreuve de vivre. Sous cet angle, la philosophie constitue bien une thérapeutique. Mais se guérir équivaut plus ici à se renforcer pour poursuivre la marche qu’à éliminer définitivement le souci ou la difficulté de marcher.

En se concentrant sur son propre chemin, la chenille affirme un individu différent de l’individu séparé, opératoire, consommant et somnambule des sociétés contemporaines. Elle redécouvre ce qui fait le fondement de son individualité : son irréductible liberté de vivre. C’est pourquoi se découvrir soi-même revient à découvrir les autres. Si la chenille exerce librement son droit de critique sur elle-même, si elle déconstruit son ego, c’est toujours pour rencontrer le collectif et s’inscrire dans un lien social.

Quelle route prendre maintenant ? La vie radicale du papillon spirituel ou la piste sinueuse de la chenille philosophe ? Je m’attarderai longtemps encore sur la seconde. Car je n’en ai pas fini avec ma dimension de chenille.

D’abord parce que malgré ses jours de souffrance ou de désespoir, cette dimension chenille est une expérience de la vie, une expérience complète et absolue de l’être de la vie. Je n’ai pas à aller chercher plus loin le sens d’une vie que dans cette donation elle-même d’énergie et de lumière, de sensibilité et de pensée qui m’est faite aussi longtemps que je vis. Bien entendu, il n’y a pas de pourquoi à cette donation, l’énigme de cette jouissance temporaire de l’être né sera pas levée. Ce qui m’a été donné sans que je le demande me sera retiré et je n’aurai décidé ni du but ni de la fin. Tragique et dérisoire destin que celui de la chenille. Mais je n’en connaîtrai pas d’autre. Rien d’autre que cette expérience sensible et consciente d’une réalité immédiate et immanente. C’est mon espace humain, subjectif et bien réel. C’est pour cela un des intérêts de la philosophie. Elle participe à notre indispensable ressource culturelle collective. Si elle n’a pu éviter de se faire servante de la théologie ou de la politique, elle a aussi apporté sa pierre aux fondations de la civilisation : démocratie, liberté d’expression, lutte contre l’obscurantisme religieux ou l’oppression politique, importance de l’éducation...

Vivre selon la philosophie n’a sans doute plus de sens aujourd’hui, mais vivre sans un minimum de philosophie, c’est-à-dire sans pensée libre, serait sans doute pire. Si la philosophie n’est pas une voie, c’est un carrefour intérieur et une place publique.

Enfin, elle stimule les forces de vie et de pensée. Le papillon spirituel restera un merveilleux compagnon de route pour une chenille en tâtonnement !

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Nous avançons comme de grands singes dans la brume. Nous empruntons un chemin à la fois réel et vague. Nous passons. Nous savons ce qui nous attend et pourtant, nous voulons que notre vie au moins ne soit pas inutile pour nous-mêmes, qu’elle prenne du sens. Le système social dans lequel nous vivons ne nous apporte pas un sens, il nous rend seulement aptes à évoluer. Nous voici pris dans...

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