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Le thym, le pain, le matin


La Terre est ronde et sur une portion de son espace une autre rondeur minuscule nous est territoire, à nous Libanais. Elle contient nos plaines miraculeuses et les blonds épis et les fêtes autour des modestes moissons, et la danse joyeuse des vanneuses qui font voler les grains pour les libérer de la paille, et la ronde indolente des moulins. Elle contient le printemps et le parfum chaud du thym qui flotte au bord des chemins inondés de lumière, un peu de sel venu de la mer, un peu de feu. Elle contient une bénédiction et une prière de gratitude et l’empreinte des doigts généreux qui ont creusé la pâte pour l’empêcher de gonfler à la cuisson. C’est de là que vient son nom. « Man’ouché » signifie « gravée ». Elle est estampe, pyrogravure, parchemin nourricier où s’inscrivent, sans chercher à faire sens, les échos des récits et des chants qui entourent sa création. Elle est planète. Non, elle est soleil, elle est célébration, elle est l’enfant naturel de l’histoire, de la géographie et des saisons.

Depuis lundi, la man’ouché est inscrite sur la liste de l’Unesco des traditions qui composent le patrimoine immatériel de l’humanité. C’est peut-être beaucoup pour une humble galette. C’est peut-être bien peu pour un pays qui, depuis toujours et bien avant son existence, aspire à étonner le monde par son ingéniosité. Quand on est tout petit dans le concert des nations, il faut beaucoup d’efforts pour être vu, beaucoup d’entregent pour être reconnu, beaucoup de charme pour être endossé. Mais force est de reconnaître qu’au-delà de tous les talents que les Libanais peuvent déployer à travers le monde, et en particulier leurs talents culinaires, la man’ouché demeure leur atout secret. Le parfum de la pâte levée mêlé aux arômes du zaatar est hypnotique. Le zaatar n’est pas l’autre nom du thym. C’est le thym le plus ordinaire séché sur les toits au soleil de juillet, que le terreau libanais et quelques composants subtils transforment en poudre d’alchimiste. Au Liban, quand il se répand dans la maison à l’heure du petit déjeuner, on sait en entrouvrant les paupières qu’un grand moment va avoir lieu. Un moment de vacances et de partage où l’enfance, jamais lointaine, s’invite avec fracas.

On a tendance à associer la man’ouché à l’été, au temps volé au temps et aux longues heures sous les arbres à attendre les petites fournées qui grésillent sur le ventre noir du saj, ce four informel qui se pose partout et adore le plein air. Il y aurait de la labné, quelques légumes du jardin et de la menthe fraîche. Menthe et zaatar s’épousent si bien. L’une vivifie, l’autre réconforte. Mais avec toute sa charge émotionnelle et heureuse, la man’ouché est aussi le gros câlin culinaire de l’hiver. L’amie des adolescents qui y mordent à pleines dents en attendant le bus aux heures inhumaines du ramassage scolaire. La compagne des ouvriers en route vers les chantiers. Le luxe du pauvre, les jours de chance. Le temps s’efface où chaque femme préparait son mélange, ajoutait son épice secrète, son sumac de derrière le boisseau et puis amenait sa coupe noyée d’huile d’olive au boulanger du village. Et puis, au retour du plateau brûlant recouvert d’un napperon, triomphait de voir les joues rosir et les pupilles se dilater de bien-être.

Contrairement au houmous, à la knéfé et autres falafels que se disputent les pays de la région, tous héritiers de la culture culinaire ottomane, et contrairement au taboulé devenu ici et là un fourre-tout avec un peu de persil, la man’ouché est désormais officiellement nôtre, et sans partage. C’est notre cadeau à l’humanité, notre contribution à sa consolation. Ce pays a beau être constamment en sursis, voilà qui le sauvera toujours de l’oubli. Après tout, le thym est l’aliment de la mémoire.

La Terre est ronde et sur une portion de son espace une autre rondeur minuscule nous est territoire, à nous Libanais. Elle contient nos plaines miraculeuses et les blonds épis et les fêtes autour des modestes moissons, et la danse joyeuse des vanneuses qui font voler les grains pour les libérer de la paille, et la ronde indolente des moulins. Elle contient le printemps et le parfum chaud du...

commentaires (12)

Miam, Mais s'il vous plait, arrêtons le délire collectif libanais qui consiste à parler de thym, alors qu'il s'agit du cousin Origan. Mais bon appétit quand même

fattal etienne

15 h 43, le 08 décembre 2023

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Commentaires (12)

  • Miam, Mais s'il vous plait, arrêtons le délire collectif libanais qui consiste à parler de thym, alors qu'il s'agit du cousin Origan. Mais bon appétit quand même

    fattal etienne

    15 h 43, le 08 décembre 2023

  • Merci pour ce bel article. Cet ingrédient unique méritait bien une reconnaissance

    Zakariah

    23 h 28, le 07 décembre 2023

  • La dernière fois que j’ai mangé le man’ouchee c’était en 2019 , à Beitmeri et après il y a eu tant d’événements que je ne suis plus venue au Liban

    Eleni Caridopoulou

    17 h 09, le 07 décembre 2023

  • Man'ouchée Moubarakée!!! Et grand Merci.

    Wlek Sanferlou

    14 h 02, le 07 décembre 2023

  • Magnifique.

    Sissi zayyat

    13 h 05, le 07 décembre 2023

  • J’ai faim!

    Gros Gnon

    11 h 12, le 07 décembre 2023

  • Magnifique!

    rolla aoun

    08 h 52, le 07 décembre 2023

  • Petit poème en prose à faire lire et réciter aux enfants dans les écoles et pour faire battre le cœur de tous les gourmets!

    Aoun Catherine

    08 h 26, le 07 décembre 2023

  • Magnifique, jouissif, poetique… j’adore votre ode à la man’ouche et à la libanitude !!!

    Madi- Skaff josyan

    08 h 13, le 07 décembre 2023

  • Je suis un inconditionnel de vos "Impressions", très fortement impressionné... Merci pour votre générosité, et votre pondération...

    Nabil

    04 h 15, le 07 décembre 2023

  • Comme cette histoire de falafel. La Man’ouché, notre galette nationale risque de susciter les convoitises. Pour paraphraser le romancier, "qui vole une man’ouché, vole une terre", comme celui qui qui vole un œuf vole un bœuf. Qui a dit qu’un écrivain consacrera un chapitre sur cette aventure "falafléenne" (sic, page 250). Bref, tout est bon avec le zaatar, qu’il soit chaud ou froid, c’est la crème fraiche dans mon orient chéri. Le zaatar, c'est d'abord une histoire de saveur et d’odeur.

    Nabil

    04 h 12, le 07 décembre 2023

  • "Après tout, le thym est l’aliment de la mémoire". On me l’a toujours dit, une tartine de "zaatar bi zeit" renforce la mémoire, signe qu’on n’a jamais eu la mémoire courte. On est fier de quoi, pendant notre interminable chemin de croix ? De la découverte hier que "le moustique le plus vieux du monde est libanais" (c’est certifié, on a alors 130 millions d’années d'existence), et aujourd’hui de "la man’ouché libanaise désormais patrimoine immatériel de l'Unesco". La Man’ouché, c’est trop tard pour nos "rivaux" de l’inscrire à leurs palmarès.

    Nabil

    04 h 10, le 07 décembre 2023

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