Ils jouent la fierté. Ils jouent le soulagement pour tromper la tristesse et le manque. Ceux d’entre nous dont les enfants ont, de crise en crise, pris le chemin de l’exil font des envieux prêts à pleurer tous les jours les larmes de leur corps, pourvu que les leurs soient à leur tour à l’abri, avec une chance d’avenir. Le chemin de ce départ est long et tendu. Arriver jusqu’au bac ou la licence, obtenir les notes requises, postuler aux universités et passer des nuits blanches à attendre une admission, repostuler pour un improbable visa étudiant, assurer entre-temps les fonds nécessaires pour le voyage, la scolarité, le logement et le minimum vital… Ces étapes soumises à tous les aléas, une fois franchies, ne sont pas les dernières. Il faut encore que ces jeunes trouvent un emploi pour tenir jusqu’à leur naturalisation quelques années plus tard. Dans ce monde en crise où les nationaux eux-mêmes ont du mal à se faire embaucher, il faut à nos enfants décupler d’endurance et de compétence pour trouver le graal qui leur permettra enfin de se sentir stabilisés. Cette traversée ne peut se faire qu’en restant concentré sur le but, sans céder ni à la nostalgie, ni à la fatigue, la dépression, l’autocomplaisance ou toute forme de découragement. Beaucoup se privent jusqu’à l’épuisement mais s’interdisent de demander l’aide de leurs parents déjà saignés aux quatre veines et pris à la gorge par les banques qui continuent à les priver de leurs économies. Les parents s’en doutent, s’en inquiètent, en sont mortifiés d’impuissance. Mais du Liban à tous les points de la terre où luttent nos tendres pousses, espérance et vaillance aident à tenir. Des jours meilleurs attendent sûrement derrière l’horizon.
Voici donc la saison de leur grand retour, mais beaucoup ne rentreront pas. Fichue épée de Damoclès qui leur interdit de risquer tous leurs précieux acquis au prix d’une étreinte. Notre pays sans tête n’est jamais à l’abri d’une aventure guerrière. Sous le climat environnant, avec la guerre sauvage que mène Israël contre Gaza et les bombardements continus au Sud, nul ne peut garantir qu’il n’y aura pas de dérapage. « Coincé » est un mot que les Libanais détestent. Ils n’ont que trop souvent été privés de leur liberté de déplacement au fil des guerres. Qui de nous serait encore prêt à filer de nuit à l’aéroport, à la faveur d’une brève accalmie, ou prendre un hydroglisseur ou quelque embarcation de fortune pour joindre un vol à partir de Chypre ? Depuis le 7 octobre, les parents appellent ces enfants qu’ils meurent de respirer, ébouriffer, dévorer de tendresse pour leur dire « ne viens pas, papa » ou « ne viens pas, maman ». Une savoureuse coutume levantine veut en effet qu’on les appelle « papa » et « maman ». Et pourtant, comme on l’a toujours fait, on fera réviser et laver la voiture, on prendra rendez-vous chez le dentiste, l’ophtalmo, le pédiatre (même s’ils n’ont plus l’âge, il connaît leur histoire), le coiffeur aussi. On prévoira des repas de fête, on invitera la famille élargie. Le vieux sapin de Noël sortira du placard. Même décati, il brillera de mille feux comme font les étoiles mortes. Et toutes les kitscheries habituelles, enveloppées dans des journaux de 2022, reviendront donner à la maison cet air navrant de bazar de charité. Il y aura des monticules de chocolat et de confiseries, drogues traditionnelles de la saison.
Et même s’ils ne viennent pas. Arrêter ces gestes et gesticulations serait arrêter le temps du rêve. L’attente est préférable au renoncement. Alors on fera quand même semblant. Ne rien faire creuserait leur absence. Mais s’ils venaient sans prévenir ? S’ils revenaient malgré tout ? Comme l’eau serait la joie des retrouvailles. « Tu es trop pâle, papa, maman… » On les nourrirait. Tout irait bien.
commentaires (5)
Superbement dit Fifi❣️la plupart de nos Enfants feront leur vie à l’étranger et ne reviendront probablement plus jamais vivre ici… Pour l’amoureuse du Liban que je suis accepter ceci fut un deuil long et douloureux mais maintenant tout ce que je veux c’est qu’ils soient heureux, même loin de nous…
Joumana Jamhouri
12 h 08, le 22 décembre 2023