Comme on l’a vu dans l’article paru le 9 novembre sous le titre « La guerre des crayons ou les nuisances de l’idéalisation des martyrs », la propagande impacte directement les enfants : « Et toi, petit, que fais-tu pour la victoire, car ton père, ton grand frère, ton oncle se battent et meurent pour toi, afin que tu n’aies jamais plus à faire la guerre. »
Plus que de culpabilité que veut véhiculer la propagande, Roland Beller, le pédopsychiatre et psychanalyste qui a aidé Manon Pignot, dans La guerre des crayons, à interpréter ces dessins, préfère parler « d’aggravation de la dette ». Comment rendre sa dette à quelqu’un qui meurt pour vous ? Les enfants vont essayer de s’en sortir par les moyens à leurs dispositions.
Ils se privent de gâteaux et de friandises. Ils font scrupuleusement leurs devoirs à l’école comme pour égaler le devoir national et patriotique de leurs pères sur le front : « Allons petits, votre fusil à vous, c’est votre crayon. » Ils s'imposent en fait une mortification, comme s’il s’agissait de se racheter.
Le dessin le plus explicite montre un convoi funèbre avec une couronne mortuaire sur laquelle est inscrit : « À mon fils. » Habituellement, sur les couronnes que l’on met sur le cercueil du mort, c’est l’inverse qui est écrit. « À mon père », aurait dû écrire le fils en deuil. Cette inversion des rôles indique la responsabilité impossible de l’enfant qui se pense comme le père de son père.
La dette est impossible : le père est mort pour son fils. Il ne reste au fils, pour amoindrir, la dette que de se prendre pour le père de son père.
Un autre dessin montre un « diplôme de mort » au champ d’honneur au nom de Desgranges Albert. Mais on ne sait pas s’il s’agit du fils ou du père, parce que l’enfant n’a pas signé son dessin.
Tous les autres dessins classés sous le titre « Enfants en deuil » montrent ce que l’auteur appelle une « forme de banalisation du deuil, qui devient une accoutumance, non pas à la douleur, mais à la fatalité de la perte ». En effet, tous les dessins de deuil montrent le père tué par l’ennemi en même temps que la tombe sur laquelle se recueille l’enfant seul ou avec les mères dans le cimetière.
Autrement dit, les dessins montrent l’ambivalence des enfants, le père dessiné mort ou en train d’être tué, mais cette ambivalence est en même temps déniée par une autre partie des dessins où il s’agit de mortification, de tirelires cassées pour donner l’argent aux orphelins de la guerre ou de privation.
Un autre dessin est très explicite, car il décompose le deuil en quatre temps : le père que l’on tue, l’annonce officielle que l’enfant est orphelin, l’aumône demandée pour les petits orphelins et enfin l’enfant va sur la tombe du père.
En conclusion, le culte du martyr oblige les enfants à la mort : le sacrifice des soldats n’a pas d’équivalent et ne peut être racheté que par un sacrifice du même ordre : seule la mort peut racheter la mort. Les garçons qui peuvent devenir un jour, à leur tour, soldats, font de la mort un idéal sacrificiel pour rejoindre leurs aînés. L’idéal de la mort, on le voit, se transmet de génération en génération. Il n’y a plus de place pour autre chose que la mort.
Les filles, qui ne peuvent pas payer leurs dettes en allant sur le front, deviennent des débitrices éternelles des combattants.
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