Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Pour le Liban-Sud...

À chaque fois que le Sud est torturé, et même si certains Libanais le considèrent comme « un autre pays », on se rend compte à quel point cette région nous est précieuse.

Pour le Liban-Sud...

Capture d'écran du film « Up to the South » (« Taleen al-Jnoub ») de Jayce Salloum et Walid Raad (1993).

J’avoue que je connais peu le sud de mon pays. Seulement parce qu’une force a voulu que je naisse sur le versant nord d’un tout petit pays pourtant éternellement décomposé par ses dirigeants, par les guerres et les ingérences étrangères. Je ne connais pas bien le Sud-Liban, parce que comme beaucoup de Libanais j’en ai été longtemps privé. Je viens du Metn, un fief au nord de la ligne invisible derrière laquelle « le Sud-Liban » a été kidnappé ; derrière laquelle il a disparu sous l’occupation israélienne, sournoisement dès la fin des années 70 et puis officiellement entre 1982 et 2000. En grandissant de mon côté de cette ligne invisible, j’ai fini par en connaître toutes les nuances au fil du temps. De Beyrouth à Tripoli, je connais par cœur la couleur du ciel à toute heure de la journée, la façon dont les gens parlent de région en région, et les nuances de la mer et l’ondulation des montagnes, et les arbres et les fleurs, et ce que la terre nous donne.

De mon côté de la ligne invisible, je n’ai pas connu l’occupation israélienne, même si nous avons eu notre propre lot de malheurs : l’occupation syrienne, les miliciens à cagoules avec leurs kalach’ ornés de stickers de la Vierge, les pillages, les appartements squattés et qu’on n’a plus revus  ; les abris humides et anxiogènes, les flashes radio, les routes minées, l’exil forcé, les départs du port de Jounieh dans la nuit noire, dans des tornades d’obus syriens, les attentats, les kidnappings, les barrages, les seigneurs de guerre, les massacres interchrétiens et le sang qui a coulé entre deux voisins, deux frères parfois.

De mon côté de la ligne invisible, la génération de nos parents a reçu tellement de coups, ils ont à ce point payé en sang et en larmes, qu’une fois la guerre civile libanaise « terminée » dans leurs régions en 1990, ils ont oublié le Sud-Liban. D’autres, en qui leurs chefs de clan avaient réussi à planter la mauvaise graine du fanatisme, ne se sentaient pas vraiment concernés par ce qui secouait le Sud-Liban. Pour eux, c’était presque un autre pays.

Lire aussi

Et si demain au Liban c’était notre tour ?

« C’est très loin »

Ce que j’ai connu, en premier, à propos du Sud, c’était sa face sombre. L’image de sa population déplacée sur des routes de fortune et ses enfants tués lors du massacre de Cana en avril 1996. J’aurais pu être l’un de ces enfants, si j’étais né dans ce coin cassé du pays. Les premières images du Sud-Liban que j’ai vues, en 1996, pourraient être celles qui nous parviennent de Gaza depuis voilà un mois. Le Sud-Liban a été en fait ma première rencontre avec la violence et la mort. Des bâtiments tombés comme des châteaux de sable, d’où sortent des pères au bord de la folie avec dans leurs bras des corps d’enfants inertes et recouverts de sang et de poussières. J’avais six ans quand j’ai vu ça pour la première fois et ces images ne m’ont plus jamais quitté depuis. J’en ai 33 aujourd’hui. Jusque-là, on nous avait très peu raconté le Sud. C’était comme un sujet brûlant que tout le monde semblait éviter de vouloir toucher. Comme un secret de famille dont il était convenu qu’il serait mieux de le ranger au fond d’un vieux tiroir. Dans mon pays, c’est ainsi, il est des traumas dont on préfère ne pas parler. En 1996, devant notre poste de télévision, on nous disait : « N’ayez pas peur, c’est loin. C’est très loin. »

Qu’est-ce qui peut être si « loin » dans un pays aussi grand qu’un mouchoir de poche ? Comment peut-on oublier la première image que nous avons de quelque chose ? Comment les habitants du Sud pourront-ils jamais oublier ? Quatre ans plus tard, en février 2000, Israël avait bombardé plusieurs centrales électriques du Liban dont celle de Jamhour, à deux pas de l’école où je faisais mes classes. Le bruit des avions israéliens, ce bourdonnement lointain qui, à mesure que le bolide vole plus bas, devient un rugissement promettant le pire ; ce bruit, qui est la bande son du Liban-Sud depuis les années 70, est ce qui m’avait permis de mieux comprendre cette région de mon pays, de mieux m’y connecter. Pendant longtemps, même après sa libération en mai 2000, le Sud nous intimidait presque, à force d’en avoir été interdits. On nous y emmenait peu, à peine jusqu’aux plages perdues derrière les champs de bananiers de Damour et Jiyé ; et qui nous paraissaient tout d’un coup comme un paradis retrouvé et qu’on se réappropriait du bout des doigts. Puis a éclaté la guerre de juillet 2006 qui, encore une fois, nous confisquait le Sud, le refaisant disparaître dans un cycle de violences sans nom. Je n’ai donc vraiment connu le Sud qu’à l’âge adulte, qu’une fois sorti de cette énième guerre atroce.

Ne pas quitter sa terre

J’ai connu le Sud-Liban à travers les yeux et les histoires d’amis qui y ont vécu ou qui en sont originaires. J’ai connu le goût de la terre du Sud grâce à la kammounet banadoura (la kebbé locale, où de la tomate remplace la viande, NDLR) de la maman de Lana. Grâce aux bocaux d’olives que m’envoient Nayla, et qui provenaient des champs d’oliviers familiaux dans leur village de Kfar Reman. Un jour, en caressant le tronc d’un olivier comme on console un être humain, elle m’avait raconté qu’un soir de novembre 1991, l’armée israélienne, qui travaillait étroitement avec l’Armée du Liban-Sud (ALS, milice supplétive de l'État hébreu) à l’époque, avait ordonné aux habitants de Kfar Reman d’évacuer le village, leurs maisons, leurs vies, leurs oliviers et tout ce qu’ils avaient comme souvenirs. Personne ne savait si un jour ils reviendraient. Et pendant ce temps-là, de notre côté de la ligne invisible, on célébrait la fin de la guerre.

J’ai connu le Sud grâce à Micheline, qui a habité jusqu’à ses dix-huit ans le tout petit village de Ebel el-Saqi dans le caza de Marjeyoun. C’est elle qui m’a emmené voir pour la première fois la porte de Fatmé, l’inquiétant mur en béton érigé ici par les Israéliens qu’on peut voir chez eux ou dans leurs voitures, à un jet de pierres. Depuis le champ de pommiers, dans le jardin de sa maison familiale, on peut voir l’école où Micheline a été. Elle me l’avait pointé du doigt, en ne sachant plus combien de fois elle avait dû dégringoler vers les abris, pour peu qu’un F-35 israélien ait décidé de faire un petit tour au-dessus de leur tête, histoire juste de terroriser les enfants. De Rotterdam où elle vit aujourd’hui, le bruit lointain d’un avion suffit encore à la faire fondre en larmes. Les enfants du Sud n’ont jamais guéri. Micheline m’a souvent raconté la peur au ventre, à quatre ans, à six ans, à huit ans, à dix ans, à chaque fois que ses parents prenaient le risque de l’emmener à Beyrouth et qu’ils devaient donc passer par des barrages israéliens et s’y faire (pour le moins) humilier. Elle m’a souvent raconté comment elle et ses sœurs glissaient dans leur siège arrière pour ne pas que le soldat israélien les voit. Elle m’avait raconté la tête baissée de ses parents à chaque barrage. Cette humiliation-là, elle continue de lui nouer la gorge à peine se souvient-elle de cette période. J’ai connu le Sud grâce à Miriam, les plages de Tyr au large desquelles elle a grandi en remerciant le ciel ; même si à chaque année qui passait, un cousin ou un ami se faisait détenir à la prison de Khiam ou d'Ansar. Même si à chaque année qui passait un parent, un ami, une connaissance ou un visage familier disparaissait de son paysage personnel, fauché par un franc-tireur ou un bombardement israélien survenu sans raison. Pas plus loin qu’il y a trois semaines, son cousin Issam Abdallah a été assassiné par un bombardement israélien alors qu’il était en pleine mission journalistique.

J’ai connu le Sud grâce à L. qui me parle du regard que l’on continue de porter sur elle à chaque fois qu’elle dit qu’elle vient du Sud, « comme si j’étais terroriste ou sinon capable à tout moment de le devenir », alors qu’elle a toujours rejeté les affiliations politiques et a été l’une des premières à organiser des manifestations antipouvoir (et donc anti-Hezbollah) dans son fief de Nabatiyé, en octobre 2019. J’ai connu le Sud grâce aux histoires qu’elle avait à propos de sa cousine, la militante communiste Souha Béchara qui a connu l’enfer du centre de détention de Khiam, la torture, la faim, la vie dans moins de 2 mètres carrés, la prison sans procès, juste pour avoir osé résister à l’occupation.

J’ai connu le Sud grâce à ces femmes qui sont liées par des histoires et des destins tragiques, juste parce qu’elles viennent de cette terre. Ces femmes-là qui sont liées, comme d’ailleurs tous les habitants du Sud, par cette force invisible qui les fait aimer leur terre un peu plus, à chaque fois qu’elle est torturée. Comme on aime ces choses dont on sait qu’à tout moment elles risquent de disparaître. Et c’est elles, c’est eux, la véritable résistance.

J’avoue que je connais peu le sud de mon pays. Seulement parce qu’une force a voulu que je naisse sur le versant nord d’un tout petit pays pourtant éternellement décomposé par ses dirigeants, par les guerres et les ingérences étrangères. Je ne connais pas bien le Sud-Liban, parce que comme beaucoup de Libanais j’en ai été longtemps privé. Je viens du Metn, un fief au nord de la...

commentaires (4)

A lire votre article on a l impression que le sud est une contrée peuplée de paisibles villageois qui se sont faits bombarder sans raison par des Israeliens « monstres » et avides de sang. Mais comment vous vous voilez la face mon cher ami !

JPF

21 h 05, le 21 novembre 2023

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • A lire votre article on a l impression que le sud est une contrée peuplée de paisibles villageois qui se sont faits bombarder sans raison par des Israeliens « monstres » et avides de sang. Mais comment vous vous voilez la face mon cher ami !

    JPF

    21 h 05, le 21 novembre 2023

  • Je ne suis pas originaire du Sud mais j’adore cette région. Nous aussi jusqu’en 2005 avons été humiliés par des barrages Syriens. Je ne demande qu’à compatir avec mes compatriotes du Sud pour peu qu’eux aussi compatissent avec notre douleur et pour certains arrêtent de se faire embobiner par ceux qui ont confisqué l’état; notre état à tous. Le Sud est tellement beau et sa population pourrait être la plus prospère du pays si un gouvernement responsable se mettait en place et que la frontière Sud soit ouverte au tourisme et aux échanges commerciaux comme tellement de pays arabes l’ont fait

    Liban Libre

    20 h 38, le 21 novembre 2023

  • Cher Monsieur Khoury, Votre article me touche énormément! Merci d avoir écrit un article sur le sud du Liban. Ayant vécu à Tyr jusqu’en 1984, Le sud du Liban était isolé du reste du pays, oublié voir comme vous l avez bien indiqué presque un autre pays qui se trouve bien au liban!

    Angela Fakhreddine

    19 h 27, le 21 novembre 2023

  • Bel article ! Il m’a fait penser à un poème de Nadia Tueni, « vingt poèmes pour un amour ».

    Citoyen Lambda

    13 h 51, le 21 novembre 2023

Retour en haut