L’olive est rare cette année. Les oliviers sont ainsi, un an avec, un an sans. Leur don vous enseigne l’économie et la patience. Les troncs noueux, les branches tourmentées où se grappe le petit fruit amer étaient là avant nous. Les champs d’oliviers appartiennent à nos paysages intimes. Sous nos ciels zébrés et nos cieux habités, ils forment de vastes fourrures que le vent moire. Cette houle de vert et d’argent que soulèvent les premières tempêtes dans les petites feuilles, brillantes d’un côté, feutrées de l’autre, prolonge dans les terres l’agitation de la mer dont l’olivier aime le fougueux voisinage. Bien rares sont les arbres qui, comme l’olivier, nourrissent le corps et l’âme. L’huile fut lumière pour la lecture et l’adoration, et l’huile est onguent, et l’huile est aliment. Dans les temples antiques, le charbon des murs n’est que la trace vive des lampes consumées. Dans notre parler commun, évoquer un plat à l’huile, une de ces recettes végétariennes qui font les délices des jeûneurs en abstinence de viande, c’est évidemment soulever des parfums glorifiés par l’olive et à peine oser avouer ce plaisir déguisé en pénitence.
Par un caprice de sa propre nature, l’olivier a choisi de ne pousser qu’autour de la Méditerranée. C’est à son ombre échevelée que dansent la Provence et l’Espagne, la Grèce et l’Italie, le Maroc, la Tunisie, la Turquie et nos modestes plaines levantines. Chacun de ces pays se targue de préserver le plus vieil olivier du monde : pour les Grecs, c’est l’olivier de Vouves, en Crète, qui aurait près de 4 000 ans. Pour les Tunisiens, ce serait l’olivier d’Echraf, vieux de 2 500 ans. Il existerait à Bethléem un olivier de 5 000 ans. L’olivier de saint Augustin, en Kabylie, arbore 2 900 ans. Un olivier de Roquebrune, en Provence, aurait tout juste 2 000 ans. La palme de la longévité reviendrait pourtant aux oliviers bien libanais de Bechealé, aux confins de Batroun. Cette petite quinzaine de spécimens, qui portent le nom d’oliviers de Noé, accrochés à flanc de coteau, auraient entre 4 000 et 6 000 ans. Aucun sanctuaire ne les abrite. Ils sont là, au bord de la route, exposés tout tranquilles à toutes les vicissitudes du temps dont ils n’ont cure. Passez près d’eux et voyez comme ils vous accueillent avec de grands gestes. La terre s’est tant érodée à leurs pieds que leurs racines émergent, font des enjambées spectaculaires, donnent l’impression que l’aube les a figés dans leur promenade nocturne. Avec l’âge, ils pourraient avoir appris à marcher. Creux, noueux, tortueux, ils portent encore des fruits venus d’époques si lointaines que la seule idée d’en manger donnerait le vertige. Ils portent encore ! Leur âge n’est pas vieillesse, c’est un flot de vie que rien n’arrête.
Une jeune Palestinienne raconte que son grand-père, lors de la Nakba, s’était résigné à quitter sa terre. Portant ses ballots, il tournait calmement le dos à sa vie quand les nouveaux venus, pressés de s’approprier les lieux, s’étaient mis à abattre les oliviers dont il avait hérité de ses propres ancêtres. On peut abandonner une maison, en reconstruire une autre peut-être. On peut abandonner des photos, des odeurs, des souvenirs et espérer repartir de zéro, en rassembler d’autres. Mais il n’est pas anodin d’abandonner un arbre qu’on a soigné, dont on a eu la garde. C’est seulement au bruit de la hache que l’homme s’est agenouillé pour pleurer.
Des millions de mètres carrés de forêts et d’oliviers ont été brûlés au phosphore dans le sud du Liban. Cette guerre sans visage ne tue pas que les hommes. Même en métaphore, le mot « racines » n’évoque pas autre chose que les arbres. Brûler un arbre, c’est déraciner un humain.
commentaires (10)
Bravo Madame, Vous lire est un réel bonheur. Votre texte est rempli de mélancolie. Votre phrase "brûler un arbre, c’est déraciner un humain" m'émeut profondément.
Vero M
07 h 25, le 17 novembre 2023