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Idées - Entretien

Bertrand Badie : Le canon ne peut rien contre une détresse qui devient rage

Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’OLJ » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, professeur émérite des universités à Sciences Po Paris, qui vient de publier « Pour une approche subjective des relations internationales » (Odile Jacob, 2023).

Bertrand Badie : Le canon ne peut rien contre une détresse qui devient rage

Une pièce d’artillerie israélienne tire depuis un champ près de la frontière avec la bande de Gaza, le 14 novembre 2023. Gil Cohen-Magen/AFP

Figure majeure des relations internationales dans le monde universitaire, vous ne faites pourtant pas partie de ceux dont la capacité d’indignation face aux injustices s’est émoussée. Vous continuez à rappeler fermement à l’Occident qu’il est temps de faire tomber ses œillères et de prendre en considération le ressenti des opinions publiques du « Sud global », et notamment le facteur de l’humiliation. Cela vous vaut parfois des attaques, et c’est assez ironique lorsqu’elles émanent de certains « experts » qui avait légitimé et soutenu la guerre d’Irak en propageant le mythe des armes de destruction massive. Comment vivez-vous ce nouveau moment du conflit israélo-arabe et la façon dont il se répercute sur la scène intellectuelle et médiatique française ?

Tous les épisodes qui ont jalonné ce conflit sont douloureux, par les souffrances occasionnées d’abord, mais aussi parce qu’ils mettent en évidence cette crise profonde qui dramatise l’altérité d’hier, ce déni de l’autre qui tire jusqu’à la négation. Une telle pente aggravée et mortifère est le lot commun dans un contexte de mondialisation, tant l’autre n’est plus le rival égal de soi des guerres westphaliennes, mais l’intrus, celui dont on dénie jusqu’au droit d’exister. On passe de la guerre-rivalité d’autrefois à la guerre d’anéantissement de celui avec qui on ne veut même pas coexister. C’était clair le 7 octobre contre les martyrs de Sderot, mais ça l’est tout autant dans le regard porté aujourd’hui contre tous les Palestiniens, ceux de Gaza, mais aussi ceux de Cisjordanie, d’Israël ou de la diaspora. Et cette vision s’étend même aux musulmans en général, que l’on confond – stratégiquement ou culturellement – avec les islamistes, et ceux-ci avec les jihadistes ! J’ajoute qu’une autre idée me vient à l’esprit : l’inanité de la puissance et de ses méthodes face à un enjeu humain, une énergie sociale dégagée sous de multiples formes – condamnables lorsqu’elles frisent la rage – par un peuple qui, depuis 75 ans, est humilié et tenu, par tous ou presque, pour quantité négligeable, solde dérisoire dans la comptabilité de l’histoire… Les Palestiniens ne comptent en fait que lorsqu’ils dérangent les autres ! Le canon ne peut rien contre une telle détresse qui devient rage, et la rage est en sociologie ce que les armes de destruction massive sont à la stratégie !

Les impasses de la guerre globale contre le terrorisme menée depuis 2001, tout comme l’incapacité d’Israël à venir à bout de mouvements comme le Hamas ou le Hezbollah, ne semblent-elles pas offrir une nouvelle illustration de ce que vous aviez appelé « l’impuissance de la puissance » ? Comment lisez-vous cette incapacité d’Israël et du monde occidental à tirer les leçons des erreurs de l’histoire ?

Les erreurs de l’histoire se paient toujours à un prix élevé, surtout lorsque le paiement est trop différé et que le ressentiment s’accumule : on en est là avec ce conflit ! En réalité, ceux qui ont construit l’État d’Israël n’ont jamais pris la mesure de ce qu’était la Nakba et ont inconsciemment parié sur son progressif effacement des consciences, comme sur la capacité du rapport de puissance d’éteindre cette flamme de désespoir... Les deux paris étaient faux : l’humiliation ne s’oublie pas et le canon ne peut pas grand-chose à son encontre... sauf l’aggraver ! Peut-être que la faute principale est de ne pas avoir su tirer les leçons des guerres de décolonisation qui ont depuis longtemps officialisé cette impuissance de la puissance. Ce silence – pudique ou commandé – sur le processus postcolonial crée les conditions d’un aveuglement évident qui s’est généralisé au lieu de s’éteindre, puis d’un réveil difficile ! Je crains que l’opération actuelle sur Gaza et l’idée d’éradiquer le Hamas viennent s’en inspirer...

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En tant que sociologue des relations internationales, quelles sont à vos yeux les principales ruptures entre cette séquence et les épisodes précédents du conflit israélo-palestinien ?

Les ruptures sont nombreuses : au-delà de cette découverte de l’impuissance de la puissance, il y a un véritable écroulement des deux mythes, celui de l’invincibilité d’Israël et celui de l’incapacité des organisations palestiniennes, surtout de celles qui recourent au mode terroriste. En cela, l’apparentement avec le 11-Septembre est sensible ! Mais il y a aussi deux paramètres internationaux qui font évoluer la perception même de l’environnement international : on découvre clairement l’incapacité croissante des vieilles puissances mondiales dans la région et, en pointillé, la force de l’identification des peuples du Sud, frappés eux aussi de toutes sortes de désespoirs et qui font leur la cause palestinienne, ce dont les Nations unies se font actuellement l’écho. Ce substrat social mondial et cette puissance de l’identification ne sont pas à négliger et refondent plus ou moins à bas bruit le jeu conflictuel international.

Compte tenu de la sclérose du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’incapacité ou du refus des grandes puissances occidentales d’exercer de véritables pressions sur Israël, pensez-vous que la solution à deux États est aujourd’hui définitivement morte et enterrée ? Est-elle devenue encore plus utopique que la solution binationale ?

On n’en a jamais autant parlé que depuis le 7 octobre, en prenant conscience que la formule était peut-être la plus difficile diplomatiquement... à l’exception de toutes les autres ! Le monde a toujours changé sous deux pressions : la peur et l’appât du gain. Cette fois, la peur est élevée et du moins le coût qui va avec est fortement persuasif. Mais rien n’est gagné pour autant : pour s’imposer, cette solution suppose des États-Unis disposés, au nom de cette peur, à exercer une pression forte sur Tel-Aviv. Un président américain est-il en mesure de le faire ? Sinon, je crains que ce soit la descente aux enfers qui continuera !

En tant que « Franco-Persan » – pour reprendre le sous-titre de votre livre (« Vivre deux cultures », Odile Jacob, 2022) –, vous devez assister avec effroi à l’approfondissement des lignes de faille entre l’Occident et le reste du monde. Pensez-vous que la rupture est désormais consommée ?

Ne poussons pas jusque-là : ça ferait trop plaisir à Samuel Huntington ! Nous sommes dans cette terrible période de transition entre un interétatisme hiérarchique et une mondialisation qui a besoin d’horizontalité et d’interdépendance. Les nostalgiques du passé qui ont peur de la mondialisation s’abreuvent de nationalisme et de stigmatisation de l’autre. Mais leur vision est déjà dépassée par une jeunesse qui comprend ce que mondialisation veut dire et qui sait que derrière celle-ci s’affirme l’identité d’une humanité tout entière : elle ne pourra que s’imposer à terme, à l’instar de cette « sympathie des âmes » dont parlait déjà Victor Hugo ! En la faveur de celle-ci jouent heureusement, du même front, l’utilité cynique et l’émotion vraie !

Pendant sa campagne électorale de 2017, le président français Emmanuel Macron avait dit vouloir revenir à la ligne gaullo-mitterandienne, dénonçant les dérives néoconservatrices de ses deux prédécesseurs et affirmant refuser l’interventionnisme débridé. Pourtant, il semble s’être, au moins initialement, aligné de façon assez inconditionnelle sur Israël. À quoi attribuez-vous cela ?

Probablement à des maladresses de départ, poussées par l’émotion bien légitime. D’où cette désastreuse proposition d’une « coalition internationale anti-Hamas » dont on ne voyait ni la possibilité matérielle et stratégique, ni le fondement diplomatique, pas plus que juridique, ni la chance de réussite, ni encore les conditions minimales de son acceptation par les gouvernements et les opinions arabes ! Ses récentes prises de position montrent qu’il a dépassé ce stade... et qu’il doit se faire à l’idée que la France seule ne peut pas, davantage que les États-Unis, prendre des initiatives immédiates et décisives : on n’est plus à l’époque du général Gouraud ! Il faut savoir troquer une diplomatie du mégaphone pour une diplomatie modeste dont le multilatéralisme est la seule voie réaliste car celle qui efface tout projet de puissance unilatérale !

Figure majeure des relations internationales dans le monde universitaire, vous ne faites pourtant pas partie de ceux dont la capacité d’indignation face aux injustices s’est émoussée. Vous continuez à rappeler fermement à l’Occident qu’il est temps de faire tomber ses œillères et de prendre en considération le ressenti des opinions publiques du « Sud global », et...

commentaires (1)

Le choix des interlocuteurs de M. Bitar ! Pour faire un commentaire, qui vaut ce qu'il vaut, il rappeler à M. Bertrand Badie que c'est par le canon que s'est dessinée l'Europe, et là, il faut revoir les manuels d'histoire, dont le plus récent la guerre criminelle de Poutine. Pour Emmanuel Macron, c'est par tâtonnement qu'il procède, et c'est la preuve que France n'est plus cette puissance qui craint certains électorant pour s'imposer à minima comme médiatrice au Proche Orient, une région en ébullition....

Nabil

18 h 08, le 14 novembre 2023

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Commentaires (1)

  • Le choix des interlocuteurs de M. Bitar ! Pour faire un commentaire, qui vaut ce qu'il vaut, il rappeler à M. Bertrand Badie que c'est par le canon que s'est dessinée l'Europe, et là, il faut revoir les manuels d'histoire, dont le plus récent la guerre criminelle de Poutine. Pour Emmanuel Macron, c'est par tâtonnement qu'il procède, et c'est la preuve que France n'est plus cette puissance qui craint certains électorant pour s'imposer à minima comme médiatrice au Proche Orient, une région en ébullition....

    Nabil

    18 h 08, le 14 novembre 2023

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